Lost in Translation : étrangers familiers (2023) de Antoine Oury (Éditions Lettmotif, 2023)

Décalage(s)

Lorsqu'il sort sur nos écrans en 2003, Lost in Translation confirme le talent de cinéaste de Sofia Coppola après le très beau Virgin Suicides et prouve que la jeune femme a su, en deux films, imposer son prénom en dépit d'un patronyme beaucoup trop écrasant. Que son œuvre soit devenue moins intéressante au fil des années (voir le complètement toc The Bling Ring ou le désastreux Les Proies) est un autre débat que nous n'entamerons pas ici. Toujours est-il qu'il y a vingt ans, la réalisatrice confrontait Bill Murray (Bob), un acteur vieillissant et désabusé à la jeune Scarlett Johansson (Charlotte), désœuvrée et mélancolique dans un grand hôtel de Tokyo. Cette rencontre de deux solitudes, marquée par de multiples décalages (différence d'âge entre les deux, décalage horaire, décalage entre ces deux américains et la culture japonaise...), donnait lieu à une romance singulière, irriguée par un humour parfois irrésistible et une profonde mélancolie.

Antoine Oury entreprend aujourd'hui de revenir en détail sur ce film et ses secrets :

 

« Lost in Translation » est un film de distances et de rapprochements, entre des êtres, des caractères, des modes de vie, des nationalités, tout ce que l'on pourrait croire irrémédiablement étranger, opposé. En ce sens, si le deuxième film de Coppola est marqué par l'éloignement et l'isolement, il proclame aussi la croyance en une salvatrice tendresse. »

 

Contrairement aux essais très pointus de Damien Ziegler dans la même collection (« analyse filmique »), sur Barton Fink des Coen ou A.I de Spielberg, ce Lost in Translation : étrangers familiers propose une approche plus journalistique qui n'en est pas moins intéressante. En effet, aux analyses filmiques universitaires, Antoine Oury préfère une lecture plus impressionniste (assez conforme à l'atmosphère ouatée du film) et thématique. Dans un premier temps, il creuse la piste biographique du film et ce qu'il peut avoir de très personnel pour Sofia Coppola. La cinéaste voyageait alors beaucoup au Japon et, à l'instar de Charlotte, était plutôt insatisfaite de son mariage. L'auteur montre aussi comment la personnalité de Bill Murray a vraiment nourri le personnage de Bob, au point que la réalisatrice n'aurait pas fait le film sans le comédien. Il consacre ensuite des chapitres complets à la vision singulière de Tokyo que nous offre la cinéaste, à sa manière de montrer deux personnages totalement décalés dans un univers radicalement autre. Certaines intuitions d'Antoine Oury se révèlent très justes, notamment la description de la temporalité très particulière d'un film où l'on peut compter les jours et nuits qui s'écoulent sans vraiment savoir à quel moment nous sommes, accentuant cette impression de « jet lag » ou encore l'analyse de la façon dont Coppola place ses personnages face au paysage urbain dans lequel ils évoluent (la solitude de Scarlett Johansson assise devant une immense baie vitrée, devant toute la ville dont elle est d'abord exclue). D'ailleurs ces réflexions amènent l'auteur à analyser plus précisément certaines caractéristiques de la mise en scène (utilisation de différentes focales, type de cadrages...), en évitant ainsi à l'essai de tomber dans la superficialité. Les deux derniers mouvements de l'ouvrage se concentrent sur la question (primordiale!) de la musique et du son puis sur la manière dont Sofia Coppola investit un genre très codifié (la comédie romantique) pour l'emmener sur des chemins plus singuliers. S'appuyant sur des ficelles assez convenues (rencontre, rapprochement, événement qui rend la romance naissante compliquée puis retrouvailles finales), elle les distend et rend les choses plus flottantes et moins attendues. Une des qualités de l'essai d'Oury est de justement montrer comment le film parvient à se déjouer des situations convenues (l'humour qui naît de l'incompréhension entre deux cultures) pour les rendre plus personnelles et habitées, sans pour autant renoncer à leur séduction (difficile de ne pas rire devant l'air ahuri de Bill Murray face à ses interlocuteurs japonais).

L'auteur parvient à restituer ce sentiment qui nous étreint face au film, cette façon qu'a eu Sofia Coppola de partir de quelque chose de radicalement étranger pour faire naître une curiosité, une empathie et une ouverture à l'Autre. En ce sens, Lost in Translation : étrangers familiers est un court essai réussi qui se termine par un long entretien avec Brian Reitzell, chargé de la supervision musicale du film.

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