La fille coupée en deux (2006) de Claude Chabrol avec Ludivine Sagnier, François Berléand, Benoît Magimel, Mathilda May, Marie Bunel

 

Il est en train de se passer quelque chose dans l’œuvre de Chabrol que je n’avais pas forcément réalisé jusqu’à aujourd’hui. Ainsi me suis-je montré parfois un peu réservé pour certains de ses films récents (même si je les estime, je ne fus pas, à l’époque, totalement convaincu par l’atavisme un peu lourdaud de La fleur du mal ou par l’histoire d’amour de la demoiselle d’honneur). Puis il y eut la grande réussite de l’ivresse du pouvoir l’an dernier et cette fille coupée en deux, non moins réussie, qui me donne envie de reprendre les plus récents opus de Chabrol pour les réévaluer à l’aune de ces deux derniers titres.

La mutation n’a pas été spectaculaire et c’est peut-être pour cette raison qu’elle est déroutante. Nous sommes toujours dans le même univers, celui de la bourgeoisie provinciale que le cinéaste ausculte avec sa caméra-scalpel ; balises aisément repérables pour les critiques les plus paresseux qui persistent à ignorer ce qui a changé en profondeur, ce qui fait que ce cinéma s’est à la fois « simplifié » et qu’il est devenu incroyablement complexe.

Pour comprendre ce mouvement interne, il faut repartir du commencement. Jusqu’à présent, la plupart des films de Chabrol épousaient la ligne de ce que Joël Magny appelait, dans l’essai qu’il a consacré au cinéaste, « la traversée des apparences ». Un film comme Masques (excellent) pourrait servir de maître étalon à ce cinéma : le spectateur est invité à pénétrer un univers policé en surface avant de traverser le miroir et de découvrir toutes les turpitudes cachées par cette surface des apparences. Dans la fille coupée en deux, comme dans l’ivresse du pouvoir, Chabrol n’a plus besoin de passer par ce mouvement de dévoilement : il se contente de rester à la surface des choses (voir l’ouverture éblouissante de l’ivresse du pouvoir) mais derrière chaque plan bout la complexité du Réel et l’horreur qui se devine derrière la surface des choses.

On va, bien sûr, reprocher à Chabrol (je l’ai déjà lu) son « manque de mystère » comme certains ne manqueront pas de sortir le gros mot de « téléfilm » en s’échinant à croire que l’idée de mise en scène se réduit à quelques cadrages tarabiscotés et à des mouvements de caméra bien voyants ! Or c’est tout le contraire : la fille coupée en deux est un pur film de mise en scène qui se situe du côté de Lang (comme toujours ! J’ai pensé, par exemple, au Secret derrière la porte) et du dernier Buñuel sans le côté « surréaliste » (dans cette manière « d’aplanir » les surfaces pour en faire hurler l’opacité : nous y reviendrons). Car pour Chabrol, la mise en scène est une question de place dans le plan (voir l’extraordinaire jeu topographique dans La cérémonie) et c’est le déséquilibre entre la place qu’occupent les personnages et celle qu’ils voudraient occuper (jeu des apparences, des conventions sociales…) qui permet à Chabrol de retranscrire à l’écran la complexité du Réel, ce réel qui s’avère être l’unique préoccupation de l’écrivain incarné par François Berléand, alter ego malicieux du cinéaste.

Charles Saint-Denis (Berléand, donc) rencontre la jeune Gabrielle (Ludivine Sagnier) alors qu’il vient présenter son livre pour une émission de télé locale (l’écrivain vit à Lyon). Il tombe fou amoureux de cette belle présentatrice météo qui, parallèlement, rencontre un fils à papa plein aux as, Paul (Benoît Magimel), qui poursuit la donzelle de ses assiduités…

Sur un fond de satire sociale assez classique pour le cinéaste (la bourgeoisie de province, les combines pour étouffer les scandales et sauver les apparences, les parties fines dans les clubs privés…), Chabrol nous livre ici un drame amoureux qu’il insère avec brio dans les mailles complexes de la réalité sociale d’aujourd’hui.

Le cinéaste ne recourt désormais plus à « l’artifice » (je mets ce mot entre guillemet car cette méthode fut également, en son temps, très fructueuse) du dévoilement puisque le mensonge et la vérité sont désormais totalement et parfaitement soudés comme les deux faces de cette pièce qu’on nomme « réalité ». Il n’y a plus, désormais, de personnages « innocents » découvrant la vérité mais des êtres humains cherchant à trouver leur place dans un jeu infernal de masques et de conventions.

Ce n’est pas un hasard si Chabrol fait de son écrivain un bon vivant, amateur de bonne chère à son image. L’artiste, qui pourrait se vouloir « redresseur de tort » en mettant les pieds dans le plat (si j’ose dire) et en révélant les vérités cachées, est également un pion de ce jeu social. Entre le riche héritier qui use de l’argent pour séduire Gabrielle et l’écrivain qui fait jouer son aura et l’image que lui donne son statut d’intellectuel reconnu, il n’y a pas de grandes différences dans le fond. Jeu d’apparences, comme lorsqu’il est dit que Charles est incapable de se faire une omelette alors qu’il se fait offrir, parce qu’il a la réputation de gourmet, de somptueux repas et de bonnes bouteilles…

En posant un regard sarcastique sur le milieu de l’édition et celui de la télévision (inutile de dire que ce constat s’applique au milieu du cinéma), Chabrol complexifie les choses, les rend plus obscures. Une convention voudrait que l’on s’amuse du ridicule de ces bourgeois lyonnais qui se pâment dans des galas de bienfaisance. Et il est vrai qu’on sourit lorsqu’on voit la mère de Paul, veuve aigrie engoncée dans les pires des tics et conventions de sa classe sociale. Cependant, lorsqu’elle confesse à sa belle-fille un évènement de son passé le temps d’un monologue mémorable (je n’en dis pas plus mais l’actrice est remarquable), le rire se fige dans la gorge et l’on s’étrangle d’émotion. Comme on sera par la suite glacé d’effroi par la manière dont cette personne « remerciera » sa bru.

Dans la fille coupée en deux, l’horreur du jeu social est dans le non-dit et l’ellipse. Je parlais de Buñuel parce que les scènes du club privé où se déroulent de mystérieuses cérémonies en haut d’un grand escalier m’ont fait songer à la boite bourdonnante de Belle de jour. Chabrol n’ouvre pas cette boite de Pandore mais l’on se doute qu’elle renferme toutes les pulsions et les perversions d’une nature humaine qui tente, tant bien que mal, de les cacher derrière le paravent des conventions sociales. Contrairement à ce que j’ai pu lire, Chabrol ne dit pas tout et laisse planer de nombreuses zones d’ombre (le passé de Paul, les liens qu’il a pu tisser avec Charles qu’il déteste, les mœurs de l’éditrice jouée merveilleusement par la revenante et toujours splendide Mathilda May…).

Le cinéaste reste donc à la surface des choses mais filme l’inconscient qui ressurgit lorsque se produisent des déséquilibres. Ces déséquilibres, c’est au cœur du sentiment amoureux qu’ils se révèlent le plus facilement.

Chabrol a souvent été qualifié de cinéaste balzacien. Il a la lumineuse idée de placer sa Fille coupée en deux sous l’égide du génial Pierre Louÿs. C’est au moment où il achète aux enchères un exemplaire de La femme et le pantin que Charles concrétise son histoire d’amour avec Gabrielle et que commence, à l’instar de ce grand roman sur le désir inassouvi (que Buñuel a adapté pour le grand écran : il n’y a pas de hasard !), la valse du « je t’aime, moi non plus », de ce désir qui devient de plus en plus incandescent à mesure que son objet s’éloigne. Idée géniale, disais-je, car l’auteur « classique » de La femme et le pantin et d’Aphrodite fut, en même temps, un génial érotomane et un écrivain « pornographique » qu’on a découvert que bien après sa mort. Là encore, ce n’est pas un hasard si Chabrol s’attarde sur la couverture de ce chef-d’œuvre de perversité qu’est le Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation ! Pierre Louÿs représente à merveille la dualité de l’être humain que le cinéaste tente de nous faire saisir : l’animal social, à sa place sur l’échiquier du monde (qu’il soit artiste, bourgeois ou prolo) et l’être tourmenté par ses pulsions, ses obsessions, ses penchants inavouables et ses désirs insatiables.

Alors qu’il ne dévoile aucune nudité (snif !), la fille coupée en deux est peut-être le film le plus « sexuel » de Chabrol, celui où il va le plus loin dans la représentation d’une époque obsédée par le cul mais qui refoule cette obsession derrière les conventions sociales (on ne jouit qu’entre personnes bien nées, en haut du grand escalier !) et le puritanisme le plus abject. Encore une fois, Chabrol reste à surface de la vitre du Réel : montrer le sexe aurait été une facilité qui n’avait pas lieu d’être (eh oui, ça aussi c’est un parti pris de mise en scène).

Les tempêtes qui se déchaînent sous la surface des apparences, elles se révèlent donc lorsque les personnages se trouvent en déséquilibre par rapport à la place qu’ils se doivent d’occuper : déséquilibre du sentiment amoureux qui menace la tranquillité et le statut que Charles s’est octroyé, déséquilibre de Paul/ Magimel (regardez sa démarche) qui n’est jamais à sa place dans le plan (il est l’héritier inutile qui apparaît toujours au mauvais moment, comme un cheveu sur la soupe et qui ne sait plus que faire de ses ongles, à part les ronger, quand il est au centre du plan) ou encore déséquilibre de Gabrielle lorsqu’elle est dans sa belle-famille et que le regard qu’on porte sur elle révèle la violence des rapports sociaux.

Quand je vous aurais dit que les comédiens sont tous parfaits (Berléand en artiste séducteur et hâbleur, Sagnier en bimbo séduisante et innocente, contrainte d’accepter les règles du jeu social pour se tirer de son histoire d’amour malheureuse ; Magimel en dandy dérangé et je ne parle pas de l’excellence de tous les « seconds rôles » : May, Bunel, Sihol, Thomas Chabrol…), vous aurez compris qu’au milieu de la floraison de navets estivaux (ne me dites pas que vous avez envie de voir des merdes comme les 4 fantastiques !), il est plus que temps de se ruer sur le dernier Chabrol…

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