Les femmes de mes amis (2008) de Hong Sang-soo avec Jung-woo Ha, Tae-woo Kim

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Après Kitano avec Achille et la tortue et Kiarostami avec Copie conforme (que je n’ai toujours pas vu), c’est au tour de Hong Sang-soo de s’interroger directement sur son travail de cinéaste en réalisant Les femmes de mes amis. Le cinéma « d’auteur » mondial semble touché, ces derniers temps, par une crise poussant ses meilleurs représentants vers l’autoréflexion et l’analyse de leurs propres systèmes.

Il est évident que Ku, cinéaste velléitaire invité comme membre du jury d’un obscur festival ou amené à rencontrer des étudiants pour parler de son travail dans une lointaine université, est un alter ego de Hong qui profite de ce héros « sans qualités » pour mettre en valeur sa propre manière de faire des films : pas de récits solidement charpentés et de « belles images » mais une volonté d’approcher la vérité humaine dans le cadre d’une mise en scène souple et libre.

Il n’est vraiment pas facile de parler des films de Hong Sang-soo tant leur charme entêtant ne repose sur rien de « tangible » mais davantage sur une partition extrêmement subtile de moments creux, de sentiments indicibles, de réminiscences secrètes.

Au premier abord, Les femmes de mes amis est une chronique réaliste qui emboîte les pas de ce cinéaste indécis, partagé entre des idéaux mal définis (autant dans sa pratique artistique que dans sa vie sentimentale) et des désirs plus triviaux. Par deux fois, il va être confronté à des flambées de désir pour les femmes de deux de ses amis et plonger, un peu à la manière du héros de Conte d’été de Rohmer, dans des atermoiements sentimentaux et moraux qui vont le ronger. L’approche du cinéaste n’a rien de vraiment psychologique : bâti sur des moments creux (les désormais proverbiales scènes de beuveries des films de Hong), son récit donne l’impression de s’écouler en toute simplicité tout en effectuant d’étranges boucles permettant au cinéaste de se livrer à un habile jeu de rimes et de réminiscences visuelles comme dans le très beau Turning gate.

Mais ces actions qui semblent se répéter, se reproduire sous des formes légèrement différentes (le discours admiratif que tient Ku pour une actrice puis pour son ancien maître, la manière dont ses deux amis l’invitent chez eux alors qu’ils préservent normalement leur espace intime de toute intrusion extérieure, les « trahisons » successives du cinéaste…) n’apparaissent jamais comme des coups de force scénaristiques.

L’une des forces des Femmes de mes amis, c’est qu’il ne donne jamais l’impression d’être en avance sur ses personnages et qu’il parvient à traduire visuellement l’idée énoncée dès le premier carton : « si tu savais tout ». L’une des caractéristiques du personnage de Ku, c’est qu’il ne sait justement pas tout et que son désir (enfantin et capricieux mais aussi très idéaliste) se heurte sans arrêt aux parois du réel. Dès le premier plan (qui, lui aussi, sera répété au milieu du film) où on le voit débarquer, en plan rapproché, dans un état quasi-somnambulique au cœur d’une ville qu’il ne connaît pas et se laisser conduire par les organisateurs du festival ; on comprend qu’il s’agit d’un être indécis, porté par les évènements et qui peine à avoir prise sur eux. Le film va épouser le point de vue flottant et imprécis de ce personnage, donnant ainsi au déroulement tranquille d’une petite chronique une épaisseur et une opacité qui n’ont jamais rien d’artificiel. Pour ma part, j’explique ainsi le recours très fréquent et plutôt rare dans le cinéma contemporain au zoom (qui n’est pas nouveau chez Hong Sang-soo puisqu’il l’utilisait beaucoup dans Conte de cinéma et Night and day). Le zoom provoque chez lui ce sentiment d’incertitude, comme si cette manière inhabile de « recadrer » un détail, un geste, un visage était un moyen de fixer quelque chose de tangible alors que le Réel semble sans arrêt se dérober. Ku n’est jamais au centre du cadre mais ballotté par les évènements, incapable de fixer quelque chose dans son existence, à l’image de ces petits batraciens ou insectes que la caméra de Hong Sang-soo va soudainement chercher en gros plans.

L’opacité et la complexité du Réel que cherche à traduire le cinéaste passe également par un jeu jamais ostentatoire mais très subtil sur le hors champ et l’ellipse. A ce titre, le passage où Ku rencontre la femme de son premier ami est assez extraordinaire. Sans entrer dans les détails, le cinéaste parvient à la traiter comme une séquence onirique (encore une fois, un plan en miroir de Ku, sortant du sommeil après une nuit agitée, donne le sentiment que tout ce qui a été vu l’a été en rêve) : la brutalité des ellipses, l’absence dans le champ de la femme après la « faute », tout traduit ici la complexité du désir et les méandres sinueux du sentiment amoureux.

Tout le film est construit de cette manière : celle d’une lutte d’un cinéaste pour donner une assise à son existence (résoudre ses problèmes personnels autrement que par le biais de l’Art) et qui se heurte sans arrêt à la résistance du Réel et au mystère de l’altérité (à ce titre, la séquence du bras de fer est assez symptomatique du vain combat que mène Ku).

 

Comme toujours chez Hong Sang-soo (que je tiens, pour ma part, pour le plus important des cinéastes de cette fameuse « nouvelle vague » coréenne), c’est le principe d’incertitude qui domine et qui donne à son œuvre une tonalité oscillant entre l’humour (très présent) et une amertume qui se niche au cœur de chaque séquence. Une amertume qui dit la douleur du temps qui passe, des rendez-vous manqués, des regrets et des amours brisés.

La sagesse ne viendra jamais et la tristesse durera toujours…       

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