L'apollonide (souvenirs de la maison close) (2010) de Bertrand Bonello avec Hafsia Herzi, Céline Sallette, Noémie Lvovsky, Jacques Nolot, Xavier Beauvois

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Avec L'apollonide, Bertrand Bonello nous plonge dans l'univers feutré d'une maison close au crépuscule du 19ème siècle (un carton indicatif situe le film à la fin de l'année 1899) et à l'aube du 20ème (une « deuxième partie » débute au tout début de l'année 1900).

Ces deux temps du film semblent dans un premier temps se structurer autour de deux « nœuds » dramaturgiques : la tragédie de Madeleine « la juive » qui se fait taillader la bouche pour ressembler au héros de L'homme qui rit d'Hugo ; puis le parcours initiatique de Pauline, une fraîche adolescente débarquant dans ce gynécée pour apprendre le plus vieux métier du monde.

Une des grandes forces de l’œuvre est d'éviter de suivre les pistes narratives trop évidentes qu'elle met en place pour dériver vers des horizons plus mystérieux, plus opaques. Et c'est sans doute ce qui permet d'éviter toute tentation « rétro » ou nostalgique dans cette vision d'une maison close à l'ancienne. Comme dans le magnifique Fleurs de Shanghai d'Hou Hsiao-Hsien, Bonello nous propose un huis-clos langoureux et donne à son film des allures de rêverie opiacée, où les scènes se répètent parfois selon divers points de vue pour brouiller le caractère « réaliste » de ce qui est perçu par le spectateur.

La mise en scène privilégie les séquences en « tableaux » que le cinéaste explore avec un rare sens du cadre, du mouvement de caméra élégant et du montage expressif (les plans rapides et « chocs » s'intercalant habilement entre des visions en plans-séquences).

Avec ses filles (très) légèrement vêtues, son décor aux couleurs sombres et chaudes et une façon de suspendre le temps (par la posture des personnages, par exemple) ; le cinéaste parvient à créer une atmosphère assez unique et envoûtante. Le temps d'une séquence, il permet à ses filles de sortir du bordel et de se payer une partie de campagne qui se révélera être, là encore, un superbe moment de mise en scène où il rend hommage aux maître de l'impressionnisme (Renoir, Manet, Monet...).

 

D'ailleurs, un des grands plaisir de L'apollonide vient également des réminiscences qu'il suscite dans l'esprit du spectateur : réminiscences littéraires (outre Hugo, on pense à la poésie de Baudelaire pour les rêveries sensuelles et parfumées à la fumée d'opium), picturales (les impressionnistes mais également Courbet, avec ce personnage de peintre obnubilé par « l'origine du monde ») voire cinématographiques (difficile de ne pas penser au Belle de jour de Buñuel lorsqu'il est question de rêves et de boite mystérieuse). Mais tout cela n'est jamais ni encombrant, ni pesant mais participe d'une certaine manière au propos du film qui est de réfléchir à la « mise en scène » et à la manière dont l'art peut (ou pas) s'opposer à la marche du monde.

 

Dans Le pornographe, Bonello montrait déjà en parallèle les affres de la création d'un cinéaste en crise et un groupe de jeunes gens s'opposant à ce monde en se réfugiant dans le silence le plus total. Ici, ce monde « théâtral » de la maison close où tout un chacun met en scène (ou est « mis en scène », notamment par la maîtresse des lieux incarnée superbement par Noémie Lvovsky) est menacé par les bouleversements économiques et court à sa perte. Les deux indications temporelles que prend soin de noter Bonello marque cet instant charnière où tout bascule, où un monde disparaît pour que l'autre puisse advenir.

Il n'y a pourtant aucune nostalgie dans ce discours « anti-moderne » car la condition de ces filles cloîtrées n'est jamais magnifiée. Même si leur univers paraît chaleureux et douillet, elles sont sans arrêt menacées, que ce soit par la violence (ce client qui défigure Madeleine), soit par la maladie (la syphilis qui emportera l'une d'elles).

 

On pourrait reprocher à Bonello de friser parfois un certain cinéma « conceptuel » avec quelques idées un peu appuyées (les larmes de sperme, ce pétale de rose qui tombe au ralenti pour bien souligner la fin d'un monde...) et des dispositifs proches de l'art contemporain (cette prostituée qui, pour complaire à son client, se déplace comme un automate. On se rappelle alors que le cinéaste a réalisé un film autour de Cindy Sherman : Cindy : the doll is mine).

Pourtant, il dépasse ces quelques scories par une mise en scène véritablement inspirée (enfin un film « d'auteur » français qui ne se complaît pas dans le naturalisme misérabiliste ou le film intimiste bourgeois!) et parvient à recréer de toute pièce un univers théâtral où se jouent toutes les passions et les « questions »  actuelles : l'amour, le désir, le sexe, l'argent, la violence, l'échange économique et la réification du corps réduit à une simple marchandise.

Pour finir (ce n'est pas une « chute » au sens classique du terme : on peut donc le révéler), Bonello conclut avec des images vidéos pauvres (contrastant avec la splendeur formelle du film) de prostituées au bord du périphérique.

Là encore, il ne s'agit pas de louer un « système » (l'ancien) contre un autre mais de voir ce qui subsiste à travers les âges dans les conditions de vie des prostituées. Car derrière le regard fatiguée de l'une d'entre elles, on saisit à nouveau toute l'opacité des personnages que nous a peint Bonello.

« Les hommes ont des secrets, mais pas de mystère » écrit un client régulier (le grand Jacques Nolot) à l'une des filles. La grande force de L'Apollonide est de nous faire toucher du doigt ce « mystère » féminin sans nous le dévoiler...

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