La chambre bleue (2014) de et avec Mathieu Amalric et Léa Drucker, Stéphanie Cléau, Serge Bozon, Blutch

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Dans le numéro 700 des Cahiers du Cinéma, Mathieu Amalric évoque son rapport ambigu à l'émotion. Si l'on s'amuse à comparer ce texte à sa carrière de cinéaste, on peut voir se dessiner une certaine logique qui l'a conduit d'un film aussi vain, anémié et creux que Le stade de Wimbledon à cette belle adaptation de Simenon La chambre bleue.

Amalric le dit lui-même : « on se méfiait de l'émotion ». Dans Le stade de Wimbledon, le cinéaste est obsédé par cette idée de fuir l'émotion, de jouer sur le non-dit, le hors-champ, les sentiments exprimés à demi-mots. Le résultat est un film sans sève, totalement désincarné. Et puis il y eut la saine et roborative vulgarité de ses danseuses burlesques et le courage, dans le magnifique Tournée, de se coltiner enfin à la chair et d'embrasser le mouvement même de la vie.

C'est donc avec curiosité que nous attendions cette Chambre bleue, adaptation de Georges Simenon, l'un des auteurs les plus chéris par le cinéma et la télévision. On pouvait se demander quels allaient être les choix de mise en scène d'Amalric : renouer avec le naturalisme poisseux et académique des films de Deray et Granier-Deferre ou opter pour une exploration plus sombre de la nature humaine comme chez Chabrol (dans le sublime Betty, par exemple).

 

Amalric commence par dépouiller totalement Simenon de son naturalisme pour tenter une approche purement mentale de l'affaire criminelle dont il va être question. D'emblée, le personnage qu'il interprète est interrogé par des policiers et les images qui apparaissent sont moins des flash-back que des images mentales fragmentaires d'une histoire passée. L'habileté d'Amalric est de laisser le spectateur se poser plein de questions : qui sont ces personnages ? Quels sont leurs liens ? Et, surtout, il prend soin de ne pas révéler qui a été tué : la maîtresse d'Amalric qu'il rencontre régulièrement dans une chambre bleue au-dessus de la pharmacie où elle travaille ? Sa femme, Léa Drucker, avec qui il coule des jours monotones et sans passion ? Ou encore le mari d'Esther qui pourrait soupçonner la liaison de sa femme ?

 

La chambre bleue sera dès lors un film « pointilliste » où chaque image s'inscrit dans un vaste ensemble et semble constituer une infime partie d'un grand puzzle. Amalric joue merveilleusement bien sur la nature fluctuante des images en dissociant la bande-son de ce que le spectateur peut voir : l'atmosphère sonore d'une séance au cinéma déborde sur les plans d'un trajet en voiture, les mots que Julien confie au juge sont parfois contredits par les images, à mesure que l'intrigue policière semble se résoudre, les images deviennent de plus en plus opaques et impénétrables... C'est par une mise en scène inspirée qu'Amalric parvient à brouiller les pistes et à traduire le côté « mental » de son récit : maîtrise d'un magnifique cadre en 4/3, jeu constant sur les échelles de plan allant de l'insert aux plans d'ensemble filmés en courte-focale de la plage des Sables d'Olonne en passant par les gros plans en longue-focale qui isolent les personnages dans un environnement flou. D'une certaine manière, Amalric tente de réconcilier deux types de regard : la vision froide et entomologique de Simenon (l'individu tout petit pris dans les mailles d'une immense toile d'araignée) et la vision purement subjective, mentale du personnage principal qu'il interprète avec le brio qu'on lui connaît (ce mélange de familiarité amusée et de folie larvée qui caractérise la plupart de ses personnages).

 

Si le côté « subjectif » est parfaitement réussi pour les raisons que je viens de citer (mise en scène, fragmentation du récit, zones d'ombre qui planent constamment...), le film manque néanmoins de cette « chair » qui faisait le prix de Tournée. A trop vouloir éviter le naturalisme, Amalric frise parfois un peu l'assèchement et ne parvient pas toujours à incarner ses personnages. Autant pour celui qu'il joue (Julien), ça n'a pas grande importance car c'est l’ambiguïté de sa vision subjective qu'il recherche ; autant c'est un peu plus gênant pour le personnage d'Esther qui, paradoxalement, manque un peu de chair. Pourquoi paradoxe ? Parce que Stéphanie Cléau joue souvent nue mais que ces scènes « érotiques » sont curieusement froides. Très belles parce qu'Amalric soigne les lumières de façon à obtenir des plans très picturaux mais sans cette vitalité joyeuse qui irradiait Tournée. Finalement, le personnage un peu sacrifié de la femme de Julien, joué par Léa Drucker, est presque plus émouvant, plus incarné dans sa médiocrité de petite bourgeoise provinciale.

 

Malgré cette petite réserve, le film a le mérite de conserver constamment un mystère que le cinéaste se gardera bien d'éclaircir. Il lève un petit coin de voile sur les abîmes inexplorables de la nature humaine. Cette opacité, il l'obtient en jouant la mise en scène contre son scénario ; comme si c'était moins la résolution de cette intrigue criminelle qui l'intéressait que de plonger dans les arcanes d'un cerveau rongé par le doute ; la culpabilité, la folie, le désir de « normalité » et la passion amoureuse.

Un cerveau humain, en quelque sorte.

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