Journal du voleur de Shinjuku (1969), Le piège (1961), Il est mort après la guerre (1970), Une petite sœur pour l'été (1972) de Nagisa Oshima.

(Éditions Carlotta Films)

Sortie en DVD le 11 mars 2015

Histoire(s) du Japon

Suite et fin de mes chroniques sur l'indispensable coffret DVD consacré à l’œuvre de Nagisa Oshima. Les quatre films présentés permettent d'appréhender d'une manière assez fine l'évolution d'un cinéaste depuis son éviction des studios de la Shochiku (après Nuit et brouillard au Japon) jusqu'à son retour vers un cinéma plus « traditionnel » après sa période « activiste ».

 

En 1961, le cinéaste réalise Le piège, une adaptation d'une nouvelle de Kenzaburo Oe, qui sera donc son premier long-métrage tourné hors des studios de la Shochiku. En 1945, un pilote d'avion noir américain est fait prisonnier par les habitants d'un petit village des montagnes. Objet de toutes les railleries et de toutes les insultes, il est néanmoins placé sous la protection du chef du village et les habitants ont pour consigne de le nourrir et de le garder en vie.

Le début du film est assez impressionnant : Oshima n'hésitant pas à montrer la plaie sanglante du pilote blessé et le vomissement d'une villageoise qui découvre la scène. Adepte des cérémonials, le cinéaste montre le prisonnier au centre d'une arène, à la merci de tous les regards. A partir de ce moment, il devient le « point aveugle » (on ne saura rien de lui, il ne prononcera pas un mot) du récit et c'est autour de lui que vont se cristalliser tous les conflits qui vont agiter la petite communauté.

Les premiers conflits sont générationnels. Dans le village, seuls les plus jeunes prennent le parti de ce noir et s'opposent au racisme des adultes. Ce sont eux qui le nourrissent et le soignent. Par la suite, le cinéaste va tenter de mettre à nu les mécanismes sociaux qui poussent la communauté à désigner un bouc-émissaire afin de purger lesdits conflits. Il y a quelque chose d'assez terrible dans ce film où le chef du village parvient à détourner la colère des paysans qu'il exploite vers ce « nègre » qui est alors censé avoir provoqué toutes les difficultés que connaît le village (il est nourrit gracieusement alors que tout le monde doit se serrer la ceinture, par exemple). Avec une véritable acuité, Oshima dissèque les mécanismes de la xénophobie qui reste avant tout un problème « social » plutôt qu'un problème d'ordre « racial ». Ce que fait le chef de village comme tout bon démagogue, c'est masquer les problèmes d'inégalités sociales en agitant le leurre d'une communauté unie contre un ennemi commun : l'étranger. Si le film est parfois un peu confus en son centre (on s'y perd un peu dans les relations entre les personnages), il réserve de très beaux passages, notamment un enterrement filmé du point de vue du mort de toute beauté. Par la puissance de sa mise en scène (certains plans-séquences sont d'une intensité rare), Oshima nous livre un film intense et lucide sur les mécanismes de l'exclusion.

Histoire(s) du Japon

Toute sa vie, Oshima aura été un cinéaste révolté, considérant chacun de ses films « comme un crime ». Il se trouve que cette révolte, à la fin des années 60, va entrer en résonance avec les mouvements de contestation d'une jeunesse japonaise radicalisée. En 1968, il tourne à Shinjuku une adaptation du Journal du voleur de Jean Genet. Adaptation est un grand mot puisque Oshima cherche d'abord à prendre le pouls d'un quartier bouillonnant de Tokyo où se retrouve toute une certaine jeunesse et une scène artistique underground. Torio, un jeune homme, tente de dérober des livres dans une grande librairie. Il est arrêté par Umeko qui le dénonce à son directeur. Mais celui-ci ne semble pas s'offusquer plus que ça des faits et gestes de ce petit voleur.

Difficile de résumer ce Journal du voleur de Shinjuku totalement déconstruit, qui navigue entre le « documentaire » (des images tournées sur le vif du caillassage d'un commissariat de Shinjuku qui marquera le début de la radicalisation de la jeunesse japonaise), l'essai godardien et le « happening ». Oshima ne joue pas du tout la carte d'un film narratif mais nous propose un collage où les citations littéraires (Genet donc, mais pas seulement) se superposent, où les images s'entrechoquent, passant du noir et blanc à la couleur comme dans les films de Wakamatsu et où les personnages sont sans arrêt montrés comme des acteurs accomplissant des performances ou jouant un rôle.

Le film est parfois trop théorique et, comme les Godard de ces années-là, a un peu vieilli, notamment lorsqu'il nous propose de longues digressions sur la sexualité. Néanmoins, le film intéresse par sa dimension « pop », cette manière qu'il a de saisir le bouillonnement artistique et intellectuel d'un quartier où chaque individu semble constamment réinventer sa propre existence en détournant le rôle que la société souhaiterait lui assigner (on apprendra qu'Umeko n'est pas du tout une employée de la librairie). Un des personnages cite étonnement les situationnistes au cours du film et c'est à eux que l'on songe parfois découvrant cette œuvre singulière.

Histoire(s) du Japon

Il est mort après la guerre (1970) s'inscrit dans la même veine « activiste ». Un jeune homme appartenant à une cellule de cinéastes militants, Motoki, voit l'un de ses camarades se jeter du haut d'un immeuble. Il cherche à récupérer le film qu'il était en train de tourner pour découvrir son « testament ». Or ces images se révéleront d'une insondable banalité (des visions urbaines) et ne feront qu'épaissir le mystère de ce défunt.

Oshima réalise ici un film très curieux, qui semble fonctionner par « boucles » (certaines images reviennent de manière régulière, des scènes entières semblent se rejouer sous nos yeux mais d'un point de vue légèrement décentré...) et qui nappe d'un mystère constant l'identité des personnages et les enjeux du film.

Pour être tout à fait franc, le film est un peu sibyllin et on ignore où le cinéaste veut en venir. J'ignore si j'ai bien compris mais il semblerait qu'Oshima montre l'impossibilité de « réaliser politiquement des films politiques ». S'il n'a jamais opté pour le cinéma cruchement militant, il semble montrer que l'utilisation d'un nouveau langage cinématographique (qui s'apparente encore ici à une espèce de collage) est aussi vouée à l'échec et que quelque chose d'opaque semble toujours se dérober à la compréhension du monde. Il y a cette belle idée dans Il est mort après la guerre de réduire le traditionnel « film militant » à des vues urbaines sans signification. Parce que, d'un côté, le Réel ne se réduit jamais aux images qu'on voudrait en donner. De l'autre, parce que ces plans banals témoignent à leur manière de la situation du Japon au début des années 70 (urbanisation, contrôle généralisé, présence des forces de l'ordre...).

Si ce n'est sans doute pas le plus beau film d'Oshima, il convient néanmoins de souligner que certaines scènes sont très réussies, je pense notamment à celle où les images d'un film sont projetées sur le corps nu d'une jeune fille du groupe de militants (on pense à La marque du tueur de Suzuki). Le cinéaste semble nous montrer que pour acquérir de la puissance, les images doivent être liées de manière indéfectible aux corps. Entre réflexion (Oshima se permet même de se citer lui et ses « collègues » lorsque les étudiants cherchent des soutiens du côté des intellectuels et qu'ils évoquent les noms de Suzuki, Imamura, Yoshida...) et incarnation, Il est mort après la guerre peine parfois à s'y retrouver mais les beaux éclats abstraits du film (on pense à certaines œuvres de Yoshida) lui garantissent un certain intérêt.

 

Avec Une petite sœur pour l'été, Oshima tourne définitivement la page du cinéma militant, activiste. A l'heure où les États-Unis rétrocèdent l'île d'Okinawa au Japon, le cinéaste décide de consacrer un film à cet événement par le biais d'une adolescente tokyoïte qui part à la recherche d'un éventuel grand frère qu'elle ne connaît pas. Comme son film précédent, La cérémonie, Oshima prend le prétexte d'histoires familiales compliquées pour filer la métaphore d'un pays dans son ensemble. Mais contrairement à ce film somptueux, sorte de point d'orgue de la première partie de sa filmographie, Une petite sœur pour l'été apparaît comme une œuvre moins ambitieuse et toute simple. D'une certaine manière, on peut dire que le cinéaste adopte une « ligne claire », suivant les pas de sa jeune héroïne qui cherche à connaître le secret de ses origines familiales. Cela pourrait être une version nippone de Pauline à la plage de Rohmer tant le film dégage beaucoup de fraîcheur et de luminosité. Mais la dimension métaphorique l'emporte assez rapidement sur le marivaudage rohmerien. Comme le souligne avec justesse Mathieu Capel dans sa présentation du film, Oshima file la métaphore mais il la traite de manière inversée. En effet, l'ogre japonais est représenté ici par la jeune fille tandis que c'est l'île d'Okinawa qui est personnifiée par le personnage du grand frère (l'inverse aurait été plus classique : la petite sœur qui retrouve enfin le giron familial japonais). Ce traitement « métaphorique » des personnages constitue à la fois l'originalité du film mais aussi sa petite limite en ce sens que les situations ne sont guère crédibles (dès que Sunaoko tombe sur quelqu'un dans la rue, il semble lié à son histoire personnelle!). Néanmoins, la légèreté de la mise en scène, le charme juvénile de la comédienne (avec ces grands yeux ronds, elle fait songer à une héroïne de manga) et le cadre paradisiaque d'Okinawa distillent un parfum fort agréable.

On sent que le drame pourrait affleurer et que les rapports entre le Japon et l'île sont aussi marqués par une certaine violence (lorsqu'on découvre qu'une femme s'est fait violer par un flic et un juge). Une fois de plus, le cinéaste prend parti pour les individus contre les états, les institutions et c'est cette révolte exsudant de chacun de ses plans qui fait le prix d'Une petite sœur pour l'été et de son œuvre en général...

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