La cérémonie (1971) de Nagisa Oshima avec Akiko Koyama, Atsuko Kaku (Editions Carlotta). Sortie en DVD le 11 mars 2015

Mariages et enterrements

Entre les expérimentations formalistes de Nuit et brouillard au Japon, la distanciation de La pendaison et le retour à un récit plus traditionnel centré autour de la famille (Le petit garçon) ; La cérémonie peut se voir comme une sorte de véritable aboutissement. Entièrement rythmé par une succession de cérémonies (mariages ou enterrements), le film met en scène Masuo et sa cousine Ritsuko qui se retrouvent pour aller ensemble à un enterrement. Ils sont désormais les derniers représentants de la lignée des Sakurada et, à coups de flash-back, le cinéaste va nous faire revivre les principaux événements qui auront marqué la famille depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'à l'époque contemporaine.

Comme dans La pendaison, Oshima lie de manière inextricable le destin de quelques individus avec celui d'un pays tout entier. Mais cette fois, il ne s'agit pas t'introduire de la distanciation dans le récit mais bel et bien d'incarner de véritables figures. Comme le rappelle Matthieu Capel en préface du film, Oshima choisit à dessein des dates symboliques de l'histoire récente du Japon.

Tout débute en 1946, avec la victoire des alliés et la capitulation japonaise. Masuo est un jeune garçon qui revient de Mandchourie où son père s'est suicidé après la défaite. Il fait alors connaissance avec son grand-père, ses oncles et l'ensemble d'une famille dissimulant de nombreux secrets.

Ensuite, Masuo revient en 1952 pour l'enterrement de sa mère, date qui correspond à la fin de la guerre de Corée et au début du « miracle économique » japonais. En 1956, c'est son oncle communiste qui se marie tandis qu'en 1961, c'est au tour de Masuo de se marier.

Dans l'histoire politique japonaise, ces dates correspondent à la fois au moment où le parti communiste devient plus « respectable » tandis qu'une fraction de la jeunesse révoltée se radicalise.

 

Si le film est aussi étonnant, c'est qu'il fonctionne par contrastes : d'un côté, le rythme fascinant et envoûtant de ces longues cérémonies somptueusement filmées ; de l'autre, tout cet inconscient, ces secrets qui s'engouffrent et mettent en péril l'équilibre subtil des cérémonials.

Un des moments les plus étonnants est sans doute celui qui met en scène le mariage de Masuo. En effet, on apprend très vite que la fiancée du jeune homme a disparu et qu'elle ne viendra pas. Or toute la famille est sur le pied de guerre pour que la cérémonie continue malgré tout. Les oncles prétextent une appendicite et tout se déroule « normalement », avec seulement un siège « vide ».

Tout l'art d'Oshima consiste à filer la métaphore (cette épouse représentant « la pure japonaise ») d'une identité japonaise disparue tout en parvenant à incarner son idée dans une mise en scène d'une rare beauté (le cadre est magnifique et tout concourt à l'envoûtement : la profondeur de champ, les lents travellings...). Ici, c'est la société japonaise dans son ensemble qui apparaît telle qu'elle est : un amoncellement de codes, de hiérarchies, de liens incestueux qui tournent désormais « à vide ». Comme dans un film de Buñuel, un simple grain de sable et toute la machine est grippée. Il ne reste alors plus que des rites absurdes car vidés de leur substance.

La cérémonie est l'histoire d'une entité qui peu à peu implose, une pyramide qui s'effondre doucement. En haut, un grand-père qui représente une société traditionnelle, hiérarchisée et qui entretient de nombreuses relations douteuses, incestueuses à tel point qu'on ne sait plus bien quels liens unissent les personnages. Face à lui se dresse de nouvelles générations. D'abord celle des communistes qu'Oshima assimile (à juste titre!) à des bouffons utiles au pouvoir. L'oncle de Masuo chante, s'enivre mais il n'a aucun pouvoir de subversion et finit d'ailleurs par rallier les rites familiaux en se mariant. En revanche, Masuo et ses cousins représentent une jeunesse irréductible aux mots d'ordre d'un parti. Le soir de la nuit de noces sans mariée, on apprend le décès de Tadashi, le cousin le plus radical et on lit ses morts d'ordres (notamment la prise d'armes et l'exécution des dirigeants).

Sans arrêt, Oshima joue sur les oppositions : le rituel et l'inconscient, l'amour et la mort (des scènes presque burlesques où Masuo sort le cadavre d'un cercueil et va se coucher à sa place), l'ordre et le désordre...

L'univers très structuré qu'il a mis en place se fissure de toutes parts et c'est dans ces interstices que naissent des images constamment surprenantes. A travers un matériau intime (la généalogie d'une famille), Oshima parvient à embrasser le destin d'un pays et d'en proposer une critique d'une rare lucidité. Rares sont les films qui arrivent à traiter ainsi de l'Histoire, de la politique, des faits de société sans renoncer pour autant à une véritable incarnation.

La cérémonie est donc un film rare et une parfaite réussite.

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