Trous de mémoire

La duchesse de Varsovie (2014) de Joseph Morder avec Alexandra Stewart, Andy Gillet.

Trous de mémoire

Le conformisme moutonnier de la critique française ne cesse de me surprendre. Encore récemment, nous l'avons vue dans son ensemble (ou presque) porter aux nues Le journal d'une femme de chambre de Benoît Jacquot, insipide navet d'un académisme accablant. Mais ce cinéaste bénéficie d'une incompréhensible aura et le moindre de ses plans semble frappé du sceau du génie. A l'inverse, la sortie de La duchesse de Varsovie est passée quasiment inaperçue alors que Joseph Morder est un cinéaste ayant derrière lui une œuvre importante. Son film n'est sans doute pas parfait mais n'en demeure pas moins une tentative unique et audacieuse au sein du cinéma français, à mille lieues des adaptations pantouflardes ou du naturalisme étriqué.

 

L'histoire débute dans une gare. Valentin (Andy Gillet) vient attendre Nina (Alexandra Stewart), sa grand-mère d'origine juive polonaise. Pleine de vie, cette femme magnifique savoure son retour à Paris et profite de son petit-fils avec qui la complicité est évidente. Mais celui-ci a du mal à peindre en ce moment et s'interroge sur ses racines. Peu à peu, Nina va lui raconter la terrible histoire de son existence.

Une fois de plus, on retrouve dans La duchesse de Varsovie les obsessions de Joseph Morder : le roman familial, la transmission, la mémoire de la Shoah... Mais on retrouve surtout une manière assez unique de traiter avec légèreté des sujets les plus graves. Le cinéma n'est pas là pour asséner des vérités toutes faites ou se complaire dans le malheur mais bel et bien pour embellir la vie.

D'où ce parti-pris à la fois audacieux et lumineux de réaliser un film avec uniquement deux personnages et de les faire évoluer dans un décor de toiles peintes. Le Paris qu'évoque le cinéaste est bien celui d'aujourd'hui mais c'est également un Paris fantasmé par la peinture (on songe aux toiles de Dufy, aux impressionnistes...) et surtout par le cinéma (comment ne pas penser aux comédies musicales de Minnelli, notamment au tableau final d'Un américain à Paris?)

 

Morder est un cinéaste de la débrouille, capable de transfigurer un modeste film en Super 8 en une superproduction hollywoodienne (l'hommage vibrant rendu à Sirk dans L'arbre mort). Avec El cantor, il était parvenu à concrétiser son rêve d'un film en 35 mm et c'est ce rêve qu'il poursuit avec La duchesse de Varsovie en réalisant une œuvre entièrement tournée en studio.

Pour ma part, j'avoue que les films les plus « professionnels » de Morder me semblent toujours un peu plus « raides » que ses « journaux intimes » tournés en Super 8 (les très beaux Mémoires d'un juif tropical ou Nuages américains). Du coup, certaines scènes (celle de la boite de nuit, les dialogues avec des silhouettes en carton) ne fonctionnent qu'à moitié. Mais il suffit d'un gros plan sur le visage d'Alexandra Stewart pour que les réticences soient balayées.

Le découpage du cinéaste est classique mais le cinéaste sait ménager des « temps morts » qui font sourdre l'émotion. Il parvient également à renouer avec les travellings « à la Demy » où les personnages semblent littéralement glisser sur le sol et à se permettre quelques fantaisies pour alléger le propos quand il devient trop pesant (ces moments merveilleux où Alexandra Stewart vole comme la jeune fille de L'étrange affaire Angélica). Il y a dans La duchesse de Varsovie un vrai « plaisir de cinéma » qui se fait de plus en plus rare.

 

Quand arrive le nœud du récit, un long monologue face caméra, le décor disparaît et le fond devient noir. Dispositif minimaliste qui accentue le caractère bouleversant de la situation. A cet instant, Morder se concentre sur la parole, afin de permettre aux spectateurs d'entendre l'indicible et d'écouter un témoignage réel (le seul objet « réel » du film sera ce récit dactylographié qu'a réellement écrit la mère du cinéaste). Il est temps de dire ici à quel point la performance d'Alexandra Stewart est bouleversante. On l'avait déjà vu dans une scène magnifique d'El Cantor mais elle porte ici le film avec une grâce et une intensité assez inouïes. Face à elle, Andy Gillet (le Céladon de Rohmer) est également parfait et il se dégage de leur relation une complicité qui irradie le film.

 

Comme dans El Cantor, Joseph Morder utilise la musique et les chants yiddish de Talila comme des réminiscences d'une mémoire qu'il convient de préserver. Encore une fois, ces instants ne sont jamais lourds ou soulignés : il participe seulement à la mélancolie joyeuse d'un film qui ne ressemble à aucun autre...

Retour à l'accueil