Palimpseste

Looper (2012) de Rian Johnson avec Joseph Gordon-Levitt, Bruce Willis, Emily Blunt

Palimpseste

 

 

Je me souviens qu'à la sortie de ce film, Jean-Marc Lalanne avait frisé l'apoplexie tant fut violent l'orgasme cinématographique qui l'avait saisi. J'étais donc assez curieux de découvrir ce film de science-fiction réalisé par un (quasi) inconnu, Ryan Johnson, dont c'était le troisième long-métrage.

Sans crier au génie (il faut savoir raison garder), je dois reconnaître que Looper a été plutôt une bonne surprise et que le film séduit autant par sa complexité narrative (devant tous ces paradoxes temporels, on s'y perd un peu) que par son extrême simplicité. Essayons d'expliquer ce paradoxe.

 

Dans un futur proche, la mafia utilise à des fins criminelles le voyage dans le temps. Elle envoie dans le passé les individus dont elle souhaite se débarrasser et des tueurs à gages sont chargés de les exécuter. Joe (Joseph Gordon-Levitt) fait partie de ces « loopers » qui tuent sans scrupules les victimes qu'on leur envoie du futur. Mais un jour, tout se détraque lorsque Joe est chargé d'éliminer l'homme qu'il est devenu trente ans plus tard (joué par Bruce Willis).

A partir de là, Rian Johnson déploie un scénario assez astucieux où le « double » âgé de Joe échappe à ses balles et tente de modifier son passé. Chaque scène acquiert un sens vertigineux puisque l'homme âgé tente de réécrire son histoire personnelle tandis que le jeune homme, en agissant contre la volonté de son « double », lui invente au fur et à mesure un nouvel avenir et de nouveaux souvenirs. Les paradoxes temporels ne sont pas utilisés de manière traditionnelle dans Looper : il ne s'agit pas vraiment d'interroger le futur et le passé dans une vision linéaire de l'Histoire mais bel et bien de proposer de manière assez ludique un véritable réservoir de fictions qui évoluent en fonction des actions des personnages. Le scénario est un véritable palimpseste où chaque action, chaque geste semble effacer toute l'existence antérieure des personnages et la remodeler, la réinventer. Pour prendre un exemple précis, une balle reçue par Joe jeune provoque l'apparition chez son double âgé d'une cicatrice.

 

Alors qu'avec un postulat pareil, le réalisateur aurait pu nous entraîner dans les méandres d'une fiction gigogne, il resserre assez rapidement les enjeux de son récit autour de deux axes. Le premier pourrait évoquer La jetée et L'armée des 12 singes et se situer du côté du mythe d'Orphée et d'Eurydice. Pour Bruce Willis, il s'agit effectivement de repartir dans le passé et de réécrire sa propre histoire afin de sauver la femme qu'il a vu se faire tuer sous ses yeux à Shanghai.

Le deuxième consiste pour Joe jeune à se débarrasser d'un petit garçon qui a vu sa mère se faire tuer et qui deviendra par la suite un terrible criminel contrôlant les voyages dans le temps et éliminant tous les « loopers »... Le problème, c'est qu'il est tombé amoureux de sa mère (Emily Blunt)... Johnson se situe alors davantage dans la lignée du superbe Dead Zone de Cronenberg et sur la question des actions à accomplir quand on connaît l'avenir et qu'on peut l'infléchir. Mais là encore, il traite cet aspect avec une sorte de retenue et de modestie.

 

Dans Looper, certains personnages sont dotés du don de télékinésie mais ils ne l'utilisent finalement que pour faire voler des pièces de monnaie et tenter d'impressionner les filles. Rien d’héroïque dans ce don. Cette idée résume assez bien la teneur du film : élaborer un dispositif vertigineux, ouvrant sur de multiples possibilités et se rabattre, au bout du compte, sur des schémas plus classiques et modestes. Cette « modestie » fait à la fois la force du film et sa limite. D'un côté, on est ravi de voir un cinéaste qui ne sacrifie pas la narration à une succession de coups de force pyrotechniques et à une débauche d'effets-spéciaux. De l'autre, le film est presque frustrant dans la mesure où il ne semble jamais explorer à fond toutes les pistes qu'il se contente d'ouvrir. Pour prendre un exemple, l'histoire de la femme asiatique que Bruce Willis souhaiterait sauver est abandonnée en cours de route et Johnson ne fait rien de cette piste scénaristique. Parfois, on a le sentiment que le cinéaste n'ose pas s'engouffrer dans toutes les pistes fictionnelles qui s'ouvrent grâce à ce jeu sur les paradoxes temporels et qu'il ne les utilise que comme « chevilles » pour un récit un peu bancal (trop ou pas assez ambitieux selon les moments).

 

Ces petites réserves quant à la conduite du récit empêchent d'adhérer totalement à Looper qui s'avère, au bout du compte, moins réussi qu'un film comme L'armée des 12 singes. Néanmoins, dans un paysage hollywoodien où triomphe le blockbuster infantilisant et les sons et lumières sans âme, l’œuvre de Rian Johnson s'avère suffisamment astucieuse et bien ficelée pour qu'on ne fasse pas la fine bouche...

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