3 Journey to Lithuania (Editions Re :Voir) Sortie en DVD le 25 mars 2020

Reminiscences of a Journey to Lithuania (1972) de Jonas Mekas

Going Home (1971) d’Adolfas Mekas

Journey to Lithuania (1971) de Pola Chapelle

© Re:voir films

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Suivant les conseils d’un oncle leur recommandant “d’aller voir à l’Ouest », les frère Mekas (Jonas et Adolfas) fuient leur Lituanie natale lorsqu’elle est occupée par les nazis. Espérant aller poursuivre leurs études à Vienne, ils sont arrêtés par les Allemands et détenus jusqu’en 1945 dans un camp de travail forcé à Elmshorn (dans la banlieue d’Hambourg) puis dans une ferme de travail à Flensbourg. Ils migreront ensuite en Amérique en débarquant à New-York en 1949. Dans le livret qui accompagne les deux DVD, Bruce Elder rappelle que c’est à contrecœur que les frères arrivent aux Etats-Unis : « Les Nations unies m’ont jeté là parce qu’on évacuait les camps de personnes déplacées en Allemagne…Je ne suis pas un immigré. On m’a amené ici, et je suis resté. »

En 1971, Jonas et Aldolfas sont devenus cinéastes (surtout le premier même si le second a acquis une certaine renommée grâce au très beau Hallelujah les collines) et ne sont jamais retournés en Lituanie depuis 27 ans. Leur père est mort et ils ont laissé là-bas leur mère, leur sœur et trois frères. Pour ce retour au pays, les deux frères et l’épouse d’Adolfas, Pola Chapelle, se sont dotés de caméras et ont chacun filmé ces retrouvailles.

Ces trois points de vue sur le même voyage sont passionnants, à la fois par les échos qu’ils suscitent mais également par ce qui les distingue. Si le séjour lituanien constitue le cœur des trois films, le début et la fin des œuvres sont très différents. Jonas Mekas débute son « journal » par des images datant des années 50, les premières qu’il a tournées lorsqu’il a eu sa caméra Bolex. Des images de son quartier, Brooklyn, des immigrants se retrouvant pour pique-niquer ou chanter. Un moyen pour nous plonger au cœur d’un roman familial douloureux et de traiter une fois de plus la question qui hante toute l’œuvre de Mekas : celle du « paradis perdu », de l’enfance volée et de ce pays dont il fut privé. Tous ses films (notamment Walden) seront marqués par ce désir de retrouver (dans les paysages, les couleurs du ciel, un coucher de soleil sur New-York…) les sensations de l’enfance, les traces de la Lituanie. Adolfas Mekas se montre beaucoup plus factuel, filmant les préparatifs de son séjour jusqu’au moment où Pola et lui retrouveront Jonas qui possèdent les visas pour Moscou.

Les dernières parties des trois films divergent également. Après la Lituanie, Jonas se rend à Vienne où il retrouve son ami Kubelka et Hermann Nitsch, l’un des fondateurs de « l’actionnisme viennois ». Pola et Adolfas, de leur côté, se rendent en Italie.

© Re:Voir films

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Si les trois films enregistrent les mêmes événements (les retrouvailles avec la mère et le reste de la famille, des visites – notamment à un ancien ami d’Adolfas devenu agriculteur-, des fêtes…), l’approche est très différente et fait l’originalité du projet. Reminiscence to a Journey to Lithuania est un chapitre à part entière du grand « journal filmé » de Jonas Mekas et une œuvre introspective de grande beauté. Composé de cent « impressions » aussi fugaces qu’indélébiles, le film est caractéristique du style de son auteur : mouvement perpétuel, plans très courts, « jump cut » à répétition, surimpressions… Une approche « impressionniste » qui privilégie la sensation à la représentation : la lumière, les couleurs de la nature, le mouvement et ce sentiment diffus du temps qui passe. Alors que les images tournées en Lituanie pourraient contraster avec celles qui ouvrent le film (en noir et blanc, avec des plans des frères tout jeunes…), elles sont d’emblée lestées d’un poids de mélancolie. Tout se passe comme si ces retrouvailles n’étaient qu’une petite parenthèse enchantée dans le cours inéluctable du temps et qu’elle accentuait cette idée d’une enfance à jamais disparue. Dans Going Home, Adolfas Mekas filme comme Jonas ce (très) beau moment où les cinq frères s’alignent pour qu’on puisse les mesurer. Le cinéaste rapporte alors les mots de sa mère affirmant que son mari et elle avaient planté cinq bouleaux : « deux sont devenus grands et beaux (Polivas et Petras), un autre est devenu tordu (Kostas et sa jambe folle) et deux autres sont tombés (Jonas et Adolfas) ». Cette anecdote résonne alors encore plus fort lorsqu’on voit le film de Jonas Mekas et renforce ce sentiment de perte inéluctable.  

Comme je le disais plus haut, le film d’Adolfas est plus « factuel » avec sa voix-off qui narre les différentes étapes du voyage. Si son style est moins affirmé que celui de Jonas, il permet néanmoins d’éclaircir des points davantage suggérés chez son frère ainé, notamment lorsqu’ils reviennent par l’Allemagne pour retrouver le camp où ils furent internés. Adolfas se couche dans l’herbe d’un parc, à l’endroit même où il dormait prisonnier et alors que tout le monde semble avoir oublié l’existence de ce camp. Dans Going Home, la scène est presque « amusante » et présentée de manière factuelle (il y avait un camp de prisonniers pendant la guerre, il n’y est plus). Chez Jonas Mekas, elle devient un élément de la méditation sur le caractère évanescent des choses, la mémoire et l’oubli.

Ce côté plus « descriptif » de Going Home n’empêche pas l’émotion de s’immiscer régulièrement (celle qui nous étreint à chaque fois que les deux frères s’attardent sur le visage marqué mais tellement beau de leur mère), notamment lorsque Adolfas raconte le destin tragique de sa première « amoureuse ». La petite fille avait douze ans lorsque les nazis l’obligèrent elle et d’autres habitants du village à creuser eux-mêmes leurs tombes et les exécutèrent sommairement. Le cinéaste se contente alors de filmer une rose qu’il « offre » par-delà les années à cette petite fille disparue dans un charnier. Tandis que Jonas reste constamment à une certaine distance, fuyant les effusions (même s’il capte à merveille les moments de joie et de liesse), Adolfas cherche davantage à graver les souvenirs. Des trois, il sera par exemple le seul à filmer les adieux à la famille.

© Re:Voir films

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Journey to Lithuania a été tourné en 8 mm (les deux autres sont en 16 mm) par Pola Chapelle, l’épouse d’Adolfas. C’est le plus long des trois films (1h40 contre 1h20 et 1 heure) et sans doute celui qui paraît le plus « extérieur » à ce qui s’est joué durant ce séjour lituanien. Cela peut sembler normal puisque la jeune femme ne fait partie de la famille que par alliance et qu’elle la rencontre pour la première fois. De fait, les moments qui paraissent « primordiaux » pour les deux frères (la scène où les cinq se mesurent, la visite à l’ami agriculteur…) n’apparaissent pas dans ce film. D’une manière générale, Pola Chapelle filme moins les individus que les paysages, les lieux, les trajets et se tient à distance respectueuse. Le film apparaît donc parfois comme plus anecdotique, à l’image de cette longue partie italienne qui relève du « film de famille » comme nos parents pouvaient en faire en Super 8. Le format donne de l’intérêt aux images et l’on sourit de voir Adolfas faire le zouave devant la caméra ou danser en maillot de bain. Mais l’ensemble paraît moins habité que les deux précédents. Néanmoins, Journey to Lithuania est loin d’être dénué de qualités. Par moment, Pola Chapelle joue avec beaucoup d’intelligence sur la surimpression, juxtaposant ainsi dans le même plan deux histoires qui se superposent sans vraiment se rencontrer : la sienne, celle d’une observatrice « extérieure » et celle de son mari à qui on a volé son enfance. Lorsqu’arrive le passage où Adolfas et Jonas retrouvent le camp où ils furent prisonniers, un carton nous indique qu’il s’agit d’un autre film et qu’on le trouvera ailleurs. Tout se passe comme si la cinéaste avait parfaitement conscience de ne pas pouvoir traduire en image cette douleur et ces souvenirs qui n’appartiennent qu’à eux.

Si, des trois films, Reminiscences of a Journey to Lithuania est le plus beau, le plus abouti et le plus émouvant, c’est une expérience très intéressante que de le confronter aux deux autres. L’ensemble formant un projet plutôt inédit et toujours passionnant. La preuve que ce « retour au pays » si personnel ne pouvait donner lieu qu’à des visions très subjectives biaisées par la sensibilité de chaque protagoniste.

© Re:Voir films

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