Derrière la nuit (1999) de Gérard Courant avec Joseph Morder, Françoise Michaud, Dominique Noguez, Raphaël Bassan, Noël Godin, Marcel Hanoun, Boris Lehman, Philippe Garrel, Jackie Raynal, Zouzou

Si loin, si proche

Nous songions naïvement que le passage à l'an 2000 ne changerait rien, que le monde suivrait son cours paisiblement, sans réelles transformations. En replongeant dans le journal filmé que Gérard Courant a tenu au cours de l'année 1999, nous mesurons à quel point ce passé pourtant si proche (un peu plus de 20 ans) paraît désormais si lointain. Plusieurs signes ne trompent pas : les restaurants affichent leurs menus en francs, une vignette automobile collée sur un pare-brise permet de déterminer en quelle année nous sommes. Et même si on en aperçoit fugitivement un à la terrasse d'un café place Saint-Sulpice, personne n'est distrait pas son téléphone portable, cette laisse électronique qui constitue indéniablement l'un des pires fléaux de notre époque.

En 1999, Gérard Courant commençait à utiliser la vidéo pour réaliser ses films (Le Journal de Joseph M., dont on verra ici les à-côtés du tournage) mais il garde le format Super 8 pour ses « carnets filmés » et ses autres séries (en 2006, il tournera son dernier Cinématon dans ce format). L'image granuleuse du Super 8 accentue ce sentiment de voir un monde englouti et lointain. Il permet également au cinéaste d'affirmer son sens du montage et de la concision que n'auront plus forcément ses carnets tournés en vidéo. Non pas qu'ils ne soient pas intéressants (loin de là!) mais les infinies possibilités de tourner en continu l'ont poussé à revenir vers une esthétique Lumière et à tourner souvent de longues séquences (voir parfois des films entiers) sans aucune coupe, laissant advenir le Réel le temps d'un tour de lac ou d'une promenade dans les rues de Dijon ou de Lyon.

L'aspect impressionniste d'un carnet comme Derrière la nuit a un peu laissé la place à des dispositifs formels très forts (et souvent passionnants) qui peuvent aussi être un peu moins émouvants. Cela n'empêche pas pour autant Courant de nous offrir ici quelques moments expérimentaux, à l'image de cette splendide séquence où un feu d'artifice se transforme en un parfait ballet de formes abstraites digne d'un film de Norman McLaren ou Len Lye.

L'année 1999 fut riche pour Gérard Courant : séjours à Nantes, Strasbourg, en Belgique et en Turquie, tournage du Journal de Joseph M. qui lui permet de retrouver de nombreux complices : Dominique Noguez, Boris Lehman, Marcel Hanoun, Françoise Michaud, Noël Godin, Mara Pigeon... En mai, il retrouve à Saint-Sulpice l'équipe de Zanzibar et cette réunion (dont il tirera un court-métrage) lui permet de filmer Garrel, Serge Bard, Marcel Mazé, Jackie Raynal, Zouzou...A l'instar de Jonas Mekas, le cinéaste filme à la fois toutes ces personnalités avec une certaine proximité mais il intercale des séquences plus intimistes, filmant la campagne du Beaujolais où il se rend pour rendre visite à sa sœur et son neveu ou encore les rues de Nantes et un bâtiment érigé par Le Corbusier. Comme chez Mekas, le montage est très « cut » et nous offre une vision impressionniste et lumineuse du monde comme il va, s'attardant aussi bien sur les visages (merveilleusement bien filmés) que sur des détails a priori anodins mais qui, avec la patine du temps, prennent une valeur essentielle (banderoles dans une manifestation contre l'intervention de l'OTAN en Yougoslavie, titres de presse – la mort de Robert Kramer- et couvertures de périodiques, etc.).

La référence à Mekas est d'autant plus vraie que Courant revient souvent sur les lieux de son enfance (Saint-Marcellin) et qu'il y a derrière cette volonté de fixer chaque instant de son existence un désir de retrouver une forme de « paradis perdu » que l'on peut deviner sur le visage de son tout jeune neveu.

Fin décembre de cette année 99, une grosse tempête traverse la France. Gérard Courant se rend au bois de Vincennes pour filmer les dégâts. Si la vie semble se poursuivre (une famille joue au ballon), ces images apocalyptiques d'arbres arrachés deviennent le parfait symbole d'un monde d'avant en train de disparaître. Et Derrière la nuit apparaît alors comme une tentative désespérée (et néanmoins apaisée) de sauver malgré tout quelques traces d'un passé si loin, si proche...

Si loin, si proche

Le film est visible sur YouTube dans une version légèrement différente que celle qui j'ai pu visionner (quelques scènes sont en en noir et blanc alors que je les ai vues en couleurs et sans la musique additionnelle)

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