Fata Morgana (1965) de Vicente Aranda avec Teresa Gimpera, Marianne Benet (Éditions Artus Films)

 

© Artus Films

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Vicente Aranda a près de 40 ans lorsqu'il tourne ce deuxième long-métrage difficilement racontable et, soyons honnête, assez sibyllin. Il serait facile dès lors de le balayer d'un revers de la main et d'un simple adjectif (« incompréhensible ») mais ça serait passer à côté d'une œuvre singulière qui mérite, malgré tout, le détour.

Plutôt que de tenter de s'accrocher au sens du récit, analysons d'abord le contexte de l’œuvre. Placé sous le joug de la dictature franquiste, le cinéma espagnol bénéficie néanmoins, à la fin des années 50, d'un relatif assouplissement de la censure, permettant à certains réalisateurs d'émerger (Juan Antonio Bardem, Luis Berlanga...). Pas question pourtant d'attaquer frontalement le régime et ses piliers (la religion). On se souvient du scandale qui accompagna le retour en Espagne de « l'enfant maudit » Luis Buñuel lorsqu'il triompha à Cannes avec l'iconoclaste Viridiana.

Dès lors, les cinéastes espagnols vont ruser et l'on va voir se développer, notamment grâce aux coproductions européennes, un cinéma tourné vers le fantastique, le surnaturel voire l'horreur. Ce sera alors les grandes heures du « bis » espagnol avec des personnalités aussi diverses que l'inclassable Jess Franco, Jorge Grau, Narciso Ibanez Serrador, Eugenio Martin, Amando de Ossorio et ses templiers zombis ou encore les films avec Paul Naschy.

Vicente Aranda se tournera par la suite vers le genre avec le passionnant La Mariée sanglante mais Fata Morgana échappe à toute catégorisation et les amateurs de « bis » seront sans doute fort désorientés. Il faut voir le film comme une fable. Dans une ville étrangement désertée, un mannequin (Gim) est menacé d'assassinat. Vivant avec son compagnon Alvaro, elle a refusé de quitter la ville mais s'inquiète dans la mesure où le criminel vise essentiellement les plus belles femmes de l'endroit. Un criminel qui hante ces rues vides, un professeur, un expert en criminologie, des jeunes gens désœuvrés... Le film est hanté par des personnages énigmatiques et des situations bizarres. Les jeunes gens découpent un grand panneau publicitaire pour emporter avec eux la silhouette de Gim, un haut-parleur juché sur un camion donne des instructions aux habitants, un homme derrière des barreaux interpelle Gim... Il faut voir dans Fata Morgana une allégorie d'une société sous la coupe d'un régime dictatorial. Dans la mesure où nulle opposition n'est recevable, le film ne s'embarrasse pas de dialogues cohérents ou de situations logiques. Il cherche avant tout à camper une atmosphère oppressante et inquiétante, où chaque geste semble soumis à un contrôle et ou l'individu vit sous une menace permanente.

Quand la parole est muselée, il ne reste plus alors qu'à filmer ce sentiment général de déréliction et d'inquiétude. En ce sens, par le soin qu'il accorde au cadre, à la profondeur de champ, Aranda se rapproche parfois d'Antonioni (toutes proportions gardées) et filme aussi une forme d'incommunicabilité. Entre la grande villa aux intérieurs très « pop » et des extérieurs marqués par le vide, Fata Morgana véhicule une image paradoxale de l'Espagne de l'époque, entre la modernité prônée par la société de consommation (Gim pose pour de la publicité) et une angoisse existentielle (ce fatum qui pèse d'emblée sur les personnages) qui tient avant tout aux restrictions des libertés imposées par le régime dictatorial.

Le film est déconcertant et mériterait sans doute plusieurs visions pour bien en saisir la structure et les enjeux (on les comprendra un peu mieux en se reportant à la présentation du film par Christian Lucas en bonus du disque) mais, pour reprendre la plus banale des formules (on me pardonnera, je suis pris d'une flemme subite), c'est une œuvre qui ne laisse pas indifférent.

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