Depuis maintenant trois ans, le festival Lumière à Lyon est devenu pour moi un rendez-vous incontournable et j'aime y passer, faute de mieux, un week-end. Je n'ignore pas que la personnalité de Thierry Frémeaux est controversée et les reproches qu'on peut entendre à propos de ce grand raout cinéphile : trop clinquant, trop de stars, trop d'événements tapageurs au détriment des films. Je ne suis pas trop au courant de la situation des cinémas lyonnais mais je crois aussi avoir entendu que l'Institut Lumière et le festival avaient tendance à siphonner toutes les aides, là encore au détriment des petits exploitants. N'ayant qu'un regard extérieur, je me garderai bien d'entrer dans ces polémiques et soulignerai candidement que le festival me donne toujours le sentiment d'un événement très vivant, doté d'une programmation éclectique (au-delà des événements phares, il était possible de découvrir cette année des films estoniens ou l’œuvre d'une réalisatrice espagnole méconnue (Ana Mariscal)) et que pour un petit cinéphile provincial, c'est toujours une joie et un étonnement de voir une salle immense pleine pour la découverte d'un Ozu muet (avec des spectateurs de tous âges et pas uniquement de vieux riches lyonnais, contrairement à ce que prétendent certaines mauvaises langues).

© Warner Bros Pictures

Le festival Lumière consacrait cette année une rétrospective à Robert Altman et c'est par la découverte de John McCabe (1971) que j'ai débuté mon week-end. Dans la salle, j'étais avec un ami qui nous confia sa (relative) déception en nous disant que ce n'est pas le cinéma qui l'intéresse et qu'il trouvait l’œuvre « filmée à la truelle ». Dans la mesure où ses goûts le portent vers le cinéma soutenu par la mouvance Cahiers du cinéma/ Serge Daney, j'ai compris ses réserves et ai retrouvé dans ses propos les sentiments mitigés que j'ai toujours eus envers le metteur en scène. Pourtant, j'ai été très séduit par John McCabe et j'ai le sentiment que je commence à me défaire de cette méfiance vis-à-vis d'Altman. J'ai eu un peu peur au départ, en raison de l'usage un brin intempestif du zoom et d'une mise en scène assez « lâche », davantage préoccupée par la circulation des personnages que par une volonté de serrer les vis du scénario ou de construire un récit bien charpenté. En investissant les territoires du western, Altman cherche avant tout à en estomper les contours, à le démystifier. La neige qui finit par tout recouvrir offre au cinéaste la métaphore idéale de ces mythes fondateurs qu'il s'agit, sinon d'effacer, de remettre en question. John McCabe (Warren Beatty) est une sorte d'aventurier sans scrupule qui s'installe dans un recoin sauvage du Nord-Ouest américain pour y bâtir un saloon. Il s'associera avec Constance Miller (Julie Christie) qui ouvrira un bordel. Bien loin de la légende des pionniers héroïques, Altman montre une Amérique qui s'est construite sur deux piliers : l'alcool (le saloon) et le sexe (le bordel). Jouant sur le caractère inachevé des bâtiments en construction (ces tentes de fortune qu'on monte en vitesse pour accueillir les prostituées), le cinéaste finit par montrer l'évolution capitaliste de cette Amérique sauvage avec cette grosse compagnie qui cherche à racheter les affaires de McCabe et Miss Miller, quitte à envoyer des tueurs. Là encore, Altman joue la carte de la démystification avec des duels dénués de tout héroïsme et des règlements de compte sordides. La neige tombe de plus en plus dru, les frontières et les mythes se dissolvent et les sublimes ballades de Leonard Cohen (qui, comme le soulignait l'ami Joachim Lepastier sur Twitter, tombent également comme des flocons) finissent par envelopper d'une grosse couche de mélancolie ce beau film.

© Paramount Pictures

C'est également avec Robert Altman que j'ai terminé mon festival en allant revoir Nashville (1975). Avec ce film, le cinéaste posait les jalons d'un style qu'il allait particulièrement affectionner durant toute sa carrière : celui du « film choral ». Situé à Nashville, Tennessee, le récit adopte la forme d'une vaste chronique autour du monde de la musique. Des chanteurs viennent se produire, des musiciens débarquent pour enregistrer leur album, des concerts se préparent, une journaliste (Géraldine Chaplin) enquête sur place et de multiples silhouettes se croisent sans forcément se rencontrer au cœur de ce microcosme à l'échelle d'une ville. Là encore, Altman profite de sa fresque pour poser un regard extrêmement sarcastique sur une Amérique coincée entre l'assassinat de Kennedy (voir la superbe séquence finale) et la guerre du Vietnam. Ce qui m'a parfois gêné chez Altman (notamment dans The Player et Short Cuts), c'est le côté surplombant de son regard et sa tendance à « épingler » ses personnages. Dans Nashville, le côté choral n'entrave jamais le souffle et l'intensité de la fresque, ne vire jamais à la mesquinerie (mauvais souvenir de Prêt-à-porter, par exemple). Certes, le regard du cinéaste est parfois très satirique (la campagne électorale anémique du candidat républicain, la bêtise crasse des moyens de communication déployés : publicité, presse...) voire cruel (la scène très forte de la mauvaise chanteuse qui n'a été choisie que pour réaliser un strip-tease sans la moindre conviction). Mais il ne se place pas au-dessus de ses personnages et garde constamment une certaine empathie amusée pour ces individus excentriques (la patine du temps rend encore plus attachants les post-hippies qu'incarnent Jeff Goldblum ou la fidèle Shelley Duvall). Mon film préféré du cinéaste (pour le moment).

© Shochiku / Carlotta Films

Autre belle rétrospective du festival : celle consacrée à l'immense Yasujiro Ozu. Femmes et voyous (1933) est un très étonnant film muet. Étonnant car si l'on retrouve toutes les caractéristiques du style d'Ozu (rigueur du cadre, plans en légères contre-plongées, filmés à hauteur de tatami, musicalité de la mise en scène où les plans « vides » servent de contrepoint à l'action...), il les met au service d'un véritable film de gangsters. Les admirateurs du Voyage à Tokyo ou du Goût du saké seront surpris de voir ici des revolvers ou même des bagarres dans des bars, avec des personnages ayant adoptés la mode vestimentaire occidentale. Le film est un chef-d’œuvre qui regorge d'idées à chaque plan, dans chaque raccord... Dans un contexte de guerre entre clans et de petits voyous adeptes de la boxe, Ozu développe une trame mélodramatique qui lui permet de renouer avec les innombrables variations autour de la cellule familiale qu'il ne cessera de développer par la suite (la sœur d'un jeune voyou tente de le dissuader de s'engager dans cette voie interlope et elle rencontre le chef du gang qui va tomber amoureux de la belle ingénue). Ce que le film pourrait avoir de « classique » est transcendé par le sens du détail visuel du cinéaste, par son art du non-dit (ce moment où le chef recommande au frère de bien s'occuper de sa sœur car on devine qu'il ne pourra pas s'en charger lui-même) et de l'ellipse (un baiser sur la joue entre deux femmes filmé en cadrant les pieds des héroïnes). C'est d'une beauté renversante et constante.

© Shochiku/ Carlotta Films

Autre chef-d’œuvre d'Ozu découvert dans la foulée : Récit d'un propriétaire (1947). Il s'agit du premier film du cinéaste tourné après la seconde guerre mondiale et il reprend à son compte les leçons du néo-réalisme italien en filmant un Japon ravagé par la guerre. Il s'intéresse au destin d'un petit garçon vagabond après que son père l'a perdu en allant chercher du travail. Il est adopté par une veuve (la géniale Chôko Iida) particulièrement acariâtre et qui ne pense qu'à se débarrasser de cet encombrant marmot. La trame est assez classique puisque les deux personnages antagonistes finissent par s'apprivoiser et s'aimer mais le regard d'Ozu n'est jamais niais. Là encore, le non-dit permet au cinéaste d'estomper les traits les plus lourds du mélodrame pour n'en garder que les sentiments les plus ténus. Le résultat est bouleversant, d'un humanisme qui n'a rien à envier à Chaplin auquel on songe forcément (The Kid). Et la mise en scène est une fois de plus sublime, entre rigueur et dépouillement (voir ces plans magnifiques au bord de la mer où « tatie » cherche à abandonner le petit garçon).

© Les Films du Losange

L'invité d'honneur à Lyon cette année était Wim Wenders, cinéaste dont je me suis éloigné depuis quelques temps. Mais l'occasion était trop belle de découvrir Faux mouvement (1975), présenté avec un humour très pince-sans-rire (« mais pourquoi donc êtes-vous venus voir ce film ?) par Rüdigler Vogler. Situé entre le génial Alice dans les villes et Au fil du temps, Faux mouvement est le deuxième volet de l'informelle trilogie de la route de Wenders. Un road-movie lointainement inspiré d'un roman de Goethe qui met en scène l'errance d'un jeune homme, Wilhelm (R.Vogler), qui quitte la maison familiale pour devenir écrivain. En chemin, il rencontrera d'abord dans un train un vieil homme, ancien athlète nazi et une jeune adolescente (N.Kinski) adepte des arts du cirque. Se joindront ensuite à eux une actrice (Hanna Schygulla) et un homme se prétendant poète... La route permet à Wenders de s'interroger une fois de plus sur l'impossibilité de renouer avec les grands récits d'antan, a fortiori dans une Allemagne hanté par son passé nazi et par l'impasse des engagements politiques (Wilhelm souligne que le seul regard politique dans lequel il se reconnaît est celui des poètes). Les personnages sont tous hantés par le doute et une certaine crise existentielle. Le spectre du suicide plane sur certains d'entre-eux, comme si aucun horizon ne pouvait naître de ce cheminement assez désespéré. Wenders filme extrêmement bien cette errance et nous offre quelques séquences assez magnifiques (les regards d'Hanna Schygulla et de Rüdiger Vogler qui se croisent alors qu'ils sont dans deux trains différents, une longue balade sur une route au-dessus du Rhin, les lumières de Francfort...). Seul bémol : le film est parfois alourdi par les dialogues un tantinet prétentieux et symboliques de Peter Handke. Si cet aspect a un peu vieilli, le film s'est révélé être une belle découverte.

© British International Pictures

Un des grands plaisir du Festival Lumière, c'est aussi le ciné-concert à l'Auditorium. J'avais pu revoir dans ce cadre La Grève d'Eisenstein il y a deux ans et j'ai découvert cette année The Manxman (1929) dernier film muet d'Alfred Hitchcock (même si son film suivant Blackmail sera tourné en deux versions). Le récit est cousu de fil blanc et relève du mélodrame le plus classique en narrant les aventures de deux hommes amoureux de la même femme. L'un est un modeste pêcheur parti faire fortune sur mer tandis que son meilleur ami est un avocat aisé en passe de devenir deemster (magistrat de l'île). Tout est assez prévisible : l'héroïne est promise au pécheur mais elle tombera amoureuse du magistrat. Et au-delà de ces ficelles, il faut aussi reconnaître que le jeu des acteurs, assez outré, a plutôt mal vieilli (on est loin de la sobriété déployée par Ozu). Mais en dépit de ces quelques réserves, le film s'avère très réussi et captivant. Car Hitchcock déploie déjà son sens de la mise en scène en lui donnant une vraie ampleur (les superbes scènes où les amants se retrouvent sur la plage), en gorgeant chaque scène de trouvailles visuelles (importance des objets, des vitres, passage du temps figuré par un journal intime...) et de transitions étonnantes (la jeune femme se jette et disparaît dans l'eau noire tandis que la caméra effectue un mouvement arrière en sortant du noir... d'une tasse de café). Certes pas une œuvre majeure du cinéaste mais aucune raison de bouder son plaisir.

© MGM

Enfin, terminons par un autre muet, plus connu cette fois mais que je n'avais jamais vu : Le Figurant (1929) d'Edward Sedgwick et Buster Keaton. Il s'agit du dernier film muet du génial comédien et cinéaste (même s'il n'est pas crédité ici au générique). L'histoire d'un homme fou amoureux d'une comédienne et qui ira jusqu'à se faire engager dans la pièce dans laquelle elle joue pour la côtoyer. Les classiques du burlesque en salle, c'est toujours un régal, ne serait-ce que pour constater qu'ils font toujours autant rire un public varié. Le film est une petite merveille qui recèle au moins trois séquences d'anthologie. Tout d'abord celle où Keaton devient figurant, se démène pour installer sa fausse barbe et provoque ensuite toute sorte de catastrophes pendant la représentation. Ensuite, c'est le moment où il tente de coucher sa fiancée totalement saoule et qu'il se demande comment lui ôter sa robe. Enfin, dans la dernière partie, Keaton renoue avec son goût pour les moyens de transports et les acrobaties que la vitesse permet d'envisager. On songe évidemment aux trains du Mécano de la « Général » ou Les Lois de l'hospitalité mais ici, ce sont les bateaux déjà vus, entre autres, dans Steamboat Bill Jr ou La Croisière du Navigator.

Le festival Lumière, c'est aussi l'occasion de revoir les amis cinéphiles lyonnais ou non. C'est le plaisir de croiser par hasard Aurore Clément en train de manger un croissant ou d'apercevoir Philippe Rouyer dans les salles.

Bref, comme pour tout rendez-vous incontournable, j'ai déjà hâte d'y retourner l'an prochain.

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