Bubu de Montparnasse (1971) de Mauro Bolognini avec Ottavia Piccolo, Massimo Ranieri, Antonio Falsi

Même s'il commence à être réhabilité, le nom de Mauro Bolognini a toujours été un peu éclipsé en France par les ténors du cinéma classique italien et il a longtemps traîné la réputation d'être un cinéaste décoratif, ersatz de Visconti. Pour preuve, ce Bubu de Montparnasse que les spectateurs français ne purent découvrir qu'en 1977 puis à l'occasion d'une télédiffusion au ciné-club de Patrick Brion en... 2006 ! Destin maudit pour un beau film qui adapte un roman de Charles Louis-Philippe qui, lui non plus, n'obtint jamais le succès escompté.

A son grand regret, le cinéaste transpose l'action du livre en Italie (le titre français du film n'a donc plus aucun sens et mieux vaut préférer l'original : Bubu) et met en scène l'histoire d'un amour passionnel entre Bubu et la jolie Berta. Mais le jeune homme décide un jour qu'il ne veut plus travailler et quitte son emploi de boulanger. Pour subsister, il contraint Berta à la prostitution et elle accepte par amour...

Ce qui frappe d'abord dans le film, c'est la manière dont Bolognini dévoile la violence des rapports sociaux par le biais d'une mise en scène extrêmement raffinée. Influencé par la culture française (la chanson de Léo Ferré Écoutez la chanson, d'après Verlaine, en témoigne), le réalisateur compose certains de ses plans comme de véritables tableaux et l'on songe souvent à Renoir père ou à Toulouse-Lautrec. Mais cet esthétisme hérité de Visconti n'a rien de décoratif ou d'académique. Il permet au réalisateur d'établir un contraste assez frappant entre ce qui relève du tableau d'ensemble et que l'on pourrait assimiler au vernis social (repas en bord de rivière, fête foraine...) et la violence que subissent les personnages lorsqu'ils ne sont pas du bon côté de la barrière. La prostitution devient alors la métaphore idéale et assez classique de rapports sociaux uniquement régis par l'argent. Lorsque Bubu constate que Berta renâcle à exercer cette profession, il la frappe de manière odieuse. Dénués d'argent, ils sont tous les deux prisonniers du même engrenage infernal. Mais Bolognini montre bien qu'ici, l'homme choisit (c'est lui qui refuse de travailler) alors que la femme subit. Il se place d'emblée du côté des femmes qui subissent la violence des hommes. Berta ne se départit pas, au départ, du regard amoureux qu'elle porte sur Bubu, acceptant tout pour conserver cette amour. Même Piero, le jeune homme respectueux avec qui elle entretient des liens d'amitié, ne peut la détourner de son amant.

Mais au-delà de ces rapports de force, Bolognini montre surtout comment l'argent donne un caractère vicié aux relations humaines. Il brise à sa manière le couple Bubu/Berta et il éloigne irrémédiablement Berta de Piero qu'elle ne peut considérer que comme un client.Spirale infernale, la pauvreté semble ne pouvoir se résoudre que par une fin tragique. Le suicide d'une comparse de Berta laisse planer un mauvais présage sur la destinée de la jeune fille qui sera néanmoins différente mais marquée par le sceau de la répétition (la boucle se referme). Le cinéaste joue sur l'idée de contamination, avec la syphilis comme métaphore de la maladie du corps social. Lors d'une belle scène, Bubu propose à Berta de lui mordre les lèvres et de lui inoculer le poison qu'elle a en elle, comme s'il scellait leur destin (à la manière d'un vampire) en marge de la société (ils sont les « pestiférés »). Cette idée de circulation se retrouve dans la mise en scène qui enchaîne par moment les scènes avec beaucoup de célérité (les passes de Berta) pour revenir toujours au point de départ, ces escaliers qui ramène la jeune femme dans les bras de son amant.

Cette manière de jouer sur les enchaînements, d'évoquer une sorte de grand manège social avec ses éternels perdants et ceux qui dictent les règles permet à Bolognini de transcender l'aspect mélodramatique de son récit. Quelque chose de plus dur émerge de Bubu de Montparnasse, notamment dans cette façon dont les hommes maltraitent les femmes. Après le suicide d'une prostituée, un homme confie à Piero qu'il aurait aimer la sauver mais l'occasion ne se représentera pas. Quand la roue tourne et que Berta se retrouve en danger, Piero ne pourra opposer à la fatalité que son impuissance. Le film est d'ailleurs construit autour de jeux de regards : celui amoureux (et aveugle tant son amant apparaît comme une misérable petite frappe sans envergure) de Berta pour Bubu, celui de la « bonne société » sur les prostituées, celui de Piero sur Berta qu'il ne parvient pas à aider...

Jeux de regards que Bolognini traduit avec un art éprouvé du contrepoint entre les destinées individuelles et un décor plus général qu'il parvient à camper avec beaucoup de raffinement.

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