Dans la tête un orage  (C.Pérot)

Cela faisait plus de 25 ans que je n'étais pas retourné à Clermont-Ferrand et si le festival a pris, depuis, l'ampleur qu'on lui connaît, force est de reconnaître que j'ai immédiatement retrouvé cette émulation particulière qui agite la ville dont le cœur ne semble plus battre que pour le cinéma et cette ambiance décontractée et bon enfant où professionnels et simples amateurs se mêlent sans distinction. Même sans avoir tout vu, me contentant de quatre sélections françaises et autant de programmes internationaux auxquels il convient d'ajouter une sélection « labo » (films plus expérimentaux) et deux programmes thématiques (femmes et « insoumises » étaient à l'honneur cette année), ce festival reste le meilleur moyen pour prendre le pouls de la création cinématographique actuelle (il y a 25 ans, les cinéastes que je découvrais alors s’appelaient Ozon, Laurent Achard, Marina de Van, Lucile Hadzihalilovic, Jean-Marc Moutout, Philippe Ramos...) et d'avoir des nouvelles du monde puisque de l'Islande au Japon, du Brésil au Liban, de l'Indonésie à l’Éthiopie, un grand nombre de pays furent représentés dans les différentes sections.

Premier constat : l'heure n'est pas à la rigolade et l'on ne vit que trop rarement de franches comédies. Cette rareté peut expliquer notre indulgence (une manière de souffler?) lorsque les cinéastes nous invitèrent à rire, qu'il s'agisse de l'iranien Dwan Kaoukji (L'Éclaireur et sa chute imparable), de la française Chloé Farr et son très mignon film d'animation Des pissenlits par la racine ou l'espagnol Juanjo Gimenez qui, avec Hibou, prend le risque de mélanger l'humour noir loufoque avec des éléments beaucoup plus sombres (la sénilité, la solitude...). En 2019, Ariane Labed avait déjà tenté cette greffe et ce mélange de registres dans Ella, film centré sur une jeune femme venue des pays de l'Est, débarquant dans un petit bled français pour épouser un vieux garçon vivant avec sa mère physiquement dépendante. Si certains moments relèvent de la pure comédie et fonctionnent bien, d'autres se révèlent beaucoup plus sordides (le viol conjugal, une héroïne qui finit par se prostituer...) et rendent le propos un peu confus. A tout prendre, on préférera le très drôle Wally Wenda de Diane Russo Chang (2020) qui, en cinq minutes, parvient à trouver l'idée la plus improbable pour évoquer l'utilité des règles ou encore le percutant Bad Lesbian (2018) où la réalisatrice Irène Moray incarne elle-même une délicieuse héroïne libre et fantasque, remettant à leur place les pédants et ceux qui cherchent à l'assigner à une place précise. Un éloge de la souveraineté des désirs sans le moindre pathos militant mais avec beaucoup d'humour et de fantaisie.

Deuxième constat : si on a échappé de manière plutôt satisfaisante à l'écueil des courts métrages à « chute » ou aux exercices de style conçus comme carte de visite pour de futurs longs métrages, on regrettera cependant de n'avoir pas pu distinguer de véritables coups de cœur ou d’œuvres s'imposant immédiatement par un style ou un regard véritablement novateurs.

Citons néanmoins comme très prometteur le documentaire de Clément Pérot Dans la tête un orage, film très stylisé sur une bande de gamins et d'adolescents dans une cité de la banlieue de Calais. Le film tient d'abord à distance par un certain maniérisme (plans tirés au cordeau, importance du hors-champ avec une bande-son très travaillée...) mais ce style très affirmé finit par faire advenir quelque chose. En filmant les murs sans éclat de la cité et des terrains vagues cadrés de manière à boucher tous les horizons, le réalisateur se rapproche des premiers films de Bruno Dumont (La Vie de Jésus) et offre une existence à des visages singuliers, à ces exclus de la société qu'on ne voit que trop rarement sur les écrans. Les parents sont absents et leur présence se limite à de simples voix qui gueulent à leur progéniture de rentrer quand approche l'orage. Les visages retiennent encore l'enfance mais on sent bien que quelque chose est irrémédiablement brisé et que les chemins de la pauvreté sont déjà tracés. Les images de cette adolescente de 14/15 ans avec son bébé ou celle de sa copine Kylliana n'ont pas fini de nous hanter.

La plus grande gageure d'un court-métrage, c'est d'abord de parvenir à faire exister des personnages au-delà de la simple idée qui constitue traditionnellement l'armature du récit de ces formes courtes. Prenons l'exemple de Crave de Mark Middlewick. Le scénario ne tient qu'à une surprise/métaphore que nous ne révélerons pas mais qui fonctionne grâce à des personnages insolites plutôt bien campés. Le résultat n'est pas transcendant mais il a suffit de 12 minutes au metteur en scène pour instaurer une atmosphère. A l'inverse, Supernova de Leslie Lagier ne fonctionne pas. Narrant le petit bout de chemin que font deux jeunes hommes aux tempéraments très différents (Basile, un activiste tête brûlée et Malik, agent de sécurité d'un entrepôt), la cinéaste ne parvient pas à dépasser le caractère convenu de ce « buddy movie » où les contraires finissent par se lier d'amitié. La faute tout d'abord à une interprétation assez faible (l'acteur qui incarne Malik manque de naturel et joue très raide) mais aussi à une incapacité à donner vie à des situations déjà vues. En guise d'originalité, la réalisatrice tente d'inverser les clichés (le jeune homme blanc est le plus gouailleur alors que son camarade noir est « intello », passionné d'astronomie et de chanson française) mais ne fait finalement que les décalquer. Sans être dénué de talent (quelques beaux plans d'ensemble qui donnent une certaine respiration), il manque au film le côté insolite et farfelu que parvenait à insuffler Martin Jauvat dans Grand Paris ou, tout simplement, cette épaisseur humaine et vivante que l'on retrouve dans A l'abordage de Guillaume Brac. Dans le genre, on préférera Pavane (*) de Pauline Gay qui, à l'aide du texte de Joseph Ponthus dont elle cite quelques extraits, parvient à donner une certaine épaisseur à une chronique sociale qu'on sent assez personnelle puisqu'elle met en scène, entre autres, la relation tendue entre une ouvrière partant à la retraite (Corine Masiero) et sa fille cherchant à fuir son milieu social en travaillant dans le cinéma.

Rentrons de Nasser Bessalah repose aussi sur une simple idée : la difficulté pour de jeunes français d'origine algérienne de trouver leur place en Algérie. Tandis qu'Abdel travaille sur place depuis quelques mois, Nouria rêve, quant à elle, de rentrer en France (elle ne parle pas l'arabe). Cette question de l'intégration difficile n'est pas nouvelle mais le cinéaste la traite avec humour (Melha Bedia est formidable) et une fantaisie plutôt agréable.

L’Envoûtement (*) de Nicolas Giuliani est peut-être celui qui parvient le mieux, à partir d'une trame assez classique (un jardinier autiste qui tombe sous le charme de son éducatrice) à faire vivre de beaux personnages et à injecter un peu d'étrangeté dans son récit. S'appuyant sur des acteurs aux handicaps divers (si Bruno est autiste, celle qui joue sa compagne est trisomique), il parvient à créer une atmosphère qui oscille entre le réalisme (la vie au cœur d'une communauté travaillant dans un établissement maraîcher) et quelque chose de plus magique : l'envoûtement du titre symbolisant classiquement l'amour que suscite soudainement la belle éducatrice mais également les manœuvres qu'entreprend Bruno pour essayer de « l'envoûter » (par des pierres, des objets...) L'attention portée à la nature environnante offre un beau cadre qui permet aux plans de respirer et à la vie de s'installer, avec ses petites épiphanies (de très beaux plans bressoniens sur les mains) et ses aspérités (la douleur face à des sentiments non partagés).

Les sentiments non partagés et l'absence sont aussi au cœur du très beau Ensom Cowgirl de la réalisatrice danoise Gina Kippenbroeck (2021). Suite à une rupture amoureuse, une jeune femme se confine dans l'appartement où elle a vécu avec sa compagne, se repassant inlassablement les cassettes enregistrées de ses amours. Quelque chose brûle dans ce court métrage où la mise en scène claustrophobe traduit bien ce sentiment d'étouffement qui saisit lorsque l'être aimé vient à manquer.

Sur un registre mélancolique et doux-amer, Montréal en deux d'Angélique Daniel offre un regard original sur une rupture puisque les voix off du couple séparé énumèrent les coins de Montréal que chacun veut garder sans prendre le risque de tomber sur l'autre. Ce découpage donne une belle dernière image à de nombreux souvenirs et réminiscences qui, malgré la distance, lient toujours les ex-amants.

Bad Lesbian (I.Moray)

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Difficile également, dans le cadre d'un court, de donner une ampleur historique et/ou sociale à l'idée qu'il s'agit de défendre. Dans Le Médaillon, la jeune cinéaste Ruth Hunduma interroge sa mère pour mettre en lumière les exactions de la « terreur rouge » en Éthiopie, un peu à la manière du Nous d'Alice Diop (le roman familial comme révélateur des soubresauts de l'Histoire). C'est le même genre d'histoire familiale qui permet de traiter de la colonisation dans Villa Madjo d'Elen Sylla Grollimund ou dans le film slovène d'Urska Djukic et Émilie Pigeard La Vie sexuelle de mamie.

Entre les souvenirs du Liban ravagé dans le décevant Sourd (Roy Arida), les difficultés pour un jeune palestinien et son chauffeur de taxi pour franchir un poste de contrôle israélien (Une orange de Jaffa (*) de Mohammed Almughanni, grand prix international), ou un regard très vif sur les révolutionnaires au Soudan (Suddenly TV de Roopa Gogineni), l'Histoire s'est invitée souvent dans les films présentés à Clermont. Le plus impressionnant fut sans doute Fresh Memories : the Look (V.Kolbasa/O.Moravec), un film en « réalité virtuelle » qui nous immerge dans le quotidien des habitants de Kharkiv en Ukraine. Dans des lieux dévastés par la guerre, nous devons affronter les regards fixes des habitants que la proximité du dispositif nous rend terriblement proches et quasi insoutenables. Cette « réalité virtuelle » fonctionne finalement beaucoup mieux lorsqu'elle affronte le réel plutôt que de se contenter d'être une simple attraction foraine.

Puisqu'elles étaient à l'honneur cette année (jurys exclusivement féminins, sections dédiées...), on constate également que ce sont les femmes qui font le plus les frais des soubresauts de l'Histoire. Dans L'Invisibe (*), Léa-Jade Horlier s'intéresse à la situation d'une étudiante à Kaboul qui se travestit en homme pour espérer un jour entrer à l'université. Ces femmes muselées par le totalitarisme religieux, on les retrouve dans le documentaire expérimental Nafura où le visage des trois amies est baigné dans une lumière vive, moyen de dissimuler leur identité mais symbole également d'un point lumineux sur le chemin obscur et chaotique qui mène à une hypothétique liberté. Sur un registre moins tragique, distinguons le joli Macareux de Jessica Bishopp qui suit les traces de deux adolescentes vivant sur une île islandaise isolée et qui cherchent à sauver des macareux, métaphore joliment troussée pour décrire de façon délicate le désir de ces jeunes femmes de bientôt voler de leurs propres ailes (avec la question de quitter ou non ce décor de bout du monde). Citons également le film d'animation 27 (*)(Flora Anna Buda) qui débute de manière assez déconcertante (arrêtée par deux flics – un homme et une femme-, l'héroïne s'offre à eux afin qu'ils ne la verbalisent pas) mais qui finit par dessiner le beau portrait d'une jeunesse qui peine à s'intégrer, aussi bien socialement (Alice est revenue chez ses parents alors qu'elle a 27 ans) que sexuellement (les rapports sentimentaux mis en scène sont compliqués).

Terminons enfin par un film « historique », l'impressionnant Y a qu'à pas baiser (1971) de Carole Roussopoulos, formidable témoignage des luttes des femmes pour la contraception et le droit à l'avortement au début des années 70. En toute illégalité alors, la cinéaste militante filme crûment un avortement (la séquence est toujours très remuante) en faisant preuve d'une pédagogie salutaire, restant toujours valable aujourd'hui. Le film est par ailleurs particulièrement intéressant pour contextualiser certains débats qui agitent notre époque. En effet, au nom d'idéaux libertaires et féministes, une jeune femme milite pour le droite légitime à la pilule et le prescrit pour des adolescentes de 13, 14 ans. Propos qui heurtent à une époque où l'adolescence est davantage protégée (pour ne pas dire « infantilisée ») mais qui témoignent aussi de ces idéaux libertaires qui donnèrent lieu à d'évidentes dérives lorsqu'ils furent détournés au profit d'individus détenant un certain pouvoir (réel ou symbolique). Dans tous les cas, le film reste un témoignage assez remarquable.

L'Envoûtement (N.Giuliani)

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(*) Film visible sur la plateforme d'Arte à l'adresse suivante https://www.arte.tv/fr/videos/RC-024921/festival-du-court-metrage-de-clermont-ferrand-2024/

 

 

 

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