Aux ignares qui se plaignent du cinéma français et de son incapacité à sortir d'un certain schéma auteuriste ou des grosses comédies balourdes (dont Chien et chat de Reem Kherici pourrait être un exemple récent, alliant sans grâce des blagues scatos, action pataude et les bons sentiments pour racoler large, du jeune public aux retraités désœuvrés), nous pourrons opposer les sorties successives de Daaaaaali ! (Dupieux), La Bête (Bonello) et L'Empire (Dumont) puisque ces trois ovnis ne ressemblent à rien de ce qui se produit aujourd'hui dans le monde. Qu'on aime ou pas ces œuvres est finalement secondaire au regard de ces expériences qui prouvent, qu'on le veuille ou non, que le cinéma français reste à la fois vivant, riche et l'un des plus originaux qui soit.

Puisque nous évoquions récemment le cas Dupieux, souvenons-nous qu'à la fin du mésestime Fumer fait tousser (que je trouve beaucoup plus réussi que, par exemple, Incroyable mais vrai), la phrase « changement d'époque en cours » revenait tel un leitmotiv lancinant. A leur manière, les films de Bertrand Bonello et Bruno Dumont prennent acte de ce « changement d'époque » et auscultent de manière brillante ce que l'on pourra désigner comme le transhumanisme ou une post-humanité.

© Carole Bethuel

Dans La Bête, il est d'abord question de l'intelligence artificielle et d'une possibilité pour chaque individu, dans un futur proche, de se débarrasser de ses affects et émotions. Gabrielle (Léa Seydoux dans l'un de ses plus beaux rôles) replonge dans ses vies antérieures pour essayer de s'adapter à ce « nouveau monde » et à ne plus éprouver ce que les sentiments peuvent avoir de douloureux. Avec brio, Bonello mêle les époques -plongeant son héroïne dans un récit se déroulant au début du 20ème siècle (le cinéaste s'inspire du roman d'Henry James La Bête dans la jungle), en 2014, dans le futur- et les styles : drame sentimental en costumes, film de terreur (pour la partie « home invasion », Bonello dit s'être inspiré du formidable Terreur sur la ligne de Fred Walton). Avec cette idée qui hante tout son cinéma : celle de la réification des individus, ce « devenir poupée » qui menaçait aussi bien les prostituées de L'Apollonide, les jeunes révolutionnaires de Nocturama (le face à face d'un de ces jeunes hommes avec un mannequin habillé de la même manière) ou les personnages confinés de Coma.

Le cinéma de Bonello est marqué par l'idée d'une catastrophe imminente, de la fin d'un monde tel qu'on l'a connu (L'Apollonide, ce sont les derniers soubresauts d'un monde qui allait disparaître avec la Première Guerre mondiale). Comme chez James, les personnages redoutent les ravages de la passion et du sentiment amoureux mais en voulant se préserver de ces émotions qui peuvent brûler, ils se privent irrémédiablement de ce qui constitue leur spécificité humaine pour devenir des robots (à l'image de cette « poupée » vivante qui tient compagnie à Gabrielle). Finement, le cinéaste dessine les caractéristiques différentes de la carte du tendre selon les époques, avec ses spécificités (le poids du regard de la société au début du XXe siècle, le célibat subi et la solitude torturante au début du 21ème...) mais une sorte de pérennité quant à ses sentiments qui rapprochent les individus. Dans une forme virtuose qui évoque aussi bien Alain Resnais (le montage qui bégaie comme dans Je t'aime, je t'aime, superbe voyage mental au cœur du sentiment amoureux et son évolution dans le temps) que Lynch avec ses personnages qui semblent changer d'écorces corporelles pour revivre indéfiniment des parcours similaires, Bonello nous convie à un voyage unique, visuellement splendide (ces visions de Paris innondé ou cette magnifique séquence aquatique qui évoque – eau et feu réunis- un des passages les plus envoûtants d'Inferno d'Argento) et une méditation passionnante sur notre devenir-humain.

© Tessalit 2023

Dans L'Empire, il est aussi question de ce qui fait la singularité de l'humain et de cette pérennité du sentiment amoureux. Le film est d'abord déconcertant dans la mesure où il se présente comme une comédie loufoque à la P'tit Quinquin (on retrouve d'ailleurs le formidable duo de la « gendarmerie nationale ») ou Ma Loute voire un pastiche délirant des « space opera » américains. Or on constate qu'en dépit de cette inscription dans le genre (la science-fiction et son opposition manichéenne entre les forces du Mal dirigées par un Luchini cabotin à souhait et l'empire du Bien que tente d'instaurer Camille Cottin), l'oeuvre s'inscrit d'emblée dans la lignée des œuvres de Dumont avec ses plans d'ensemble sur la côte d'Opale, ses corps singuliers et sa métaphysique parfaitement ancrée dans le réalisme quotidien. Car entre un camp qui surjoue son emploi « maléfique » et l'autre qui tente d'aseptiser ce qui fait l'être humain par de beaux discours hypocrites (voir la drolatique visite de marché d'une Camille Cottin – politicienne à la Hidalgo- qui écoute avec une empathie génée les doléances des villageois tout en étant incapable de se souvenir de leurs noms) et lénifiants.

Dumont produit constamment de l'étrangeté en restant quasiment toujours très théorique, avec des personnages programmatiques (les fameux 0 et 1 du « langage » binaire informatique) et symboliques mais en parvenant à saisir mieux que quiconque ce qui reste de l'humain au-delà de ces guerres idéologiques. Les ennemis finissent par s’enlacer car, au-delà des oppositions théoriques, il y a le désir et le corps dans leur irréductible singularité. Si la fin annonce un grand trou noir qui menace dans son ensemble l'humanité, Dumont est parvenu à nous confronter à cet Autre qu'on ne voit que trop rarement sur les écrans, avec ses tares (on reproche parfois à Dumont de se moquer de ses personnages : c'est absolument faux. Il ne rit pas d'eux mais avec eux) et ses grandeurs. Ecce homo.

© Capricci Films

A priori, le nouvel opus d'Hong Sang-Soo, Walk Up, paraît très éloigné de ces considérations futuristes. Pourtant, la temporalité du film est également très étrange, ménageant de larges béances sous formes d'ellipses entre les divers blocs temporels qui constituent le récit pour finalement aboutir à une sorte de parenthèse rêvée qu'on referme de manière étonnante, laissant au spectateur la possibilité de tout reconstruire dans son esprit. Le cinéaste ne dévie guère de la voie qu'il a empruntée depuis quelques années, atteignant ici une sorte d'ascèse proche de celle d'un peintre dans son atelier. Le personnage principal, cinéaste de son état, confie d'ailleurs son envie de pouvoir faire des films avec cette même liberté. Face à lui, deux femmes confessent leur goût pour son œuvre et louent la justesse de ses dialogues. Ce commentaire, il est très facile de le reprendre à notre compte et de constater la sidérante capacité qu'a Hong Sang-Soo pour faire vivre les situations les plus banales et les plus quotidiennes. Qui d'autre que lui pourrait se contenter d'un interminable plan fixe sur trois personnages autour d'une table en train de boire et de discuter sans jamais ennuyer. Le talent des acteurs y est assurément pour quelque chose mais c'est aussi à travers cette épure que le metteur en scène parvient à donner de l'épaisseur aux infimes variations qu'il développe. Chaque étage de l'immeuble que visite le personnage principal donne lieu à de subtiles variations autour du couple, du désir, de la solitude. Mais surtout, chaque « moment » se développe presque comme un film autonome, une vie rêvée que peut inventer le cinéma. A un moment donné, le personnage s'endort sur son lit et entend la conversation qu'il aurait pu avoir avec celle qu'il a (aurait ?) épousée. C'est dans cet entre-deux, entre le songe et la vie, le fantasme et la réalité que se situe Walk Up, belle réussite après le plus convenu Le Jour d'après. Juste une petite remarque : aussi habile et talentueux soit-il, on aimerait aussi qu'Hong Sang-Soo parvienne à évoluer encore et qu'il sorte de cette voie minimaliste qui pourrait peut-être finir par se terminer en impasse (pas forcément mais rien ne dit que la lassitude ne gagnera pas les spectateurs).

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