L'existence est une apparence
eXistenZ (1999) de David Cronenberg avec Jude Law, Jennifer Jason Leigh, Willem Dafoe
Au début des années 80, lorsqu’il signe Videodrome, Cronenberg livre une réflexion assez visionnaire sur les nouveaux rapports de l’homme à la technologie et sur la domestication des images et ses conséquences organiques sur l’individu (voir cet « homme magnétoscope » que devient James Wood dans le film).
A l’orée des années 2000, la « nouvelle chair » a évolué vers toujours plus de virtualité et le cinéaste en prend acte dans eXistenZ, superbe film consacré aux jeux et univers virtuels.
Allegra Geller (JJ.Leigh) vient de concevoir un jeu tout nouveau qui fonctionne en se connectant directement sur les corps humains. Au moment où elle entame sa démonstration, un fanatique se lève et tente de l’assassiner. Sauvée de justesse, elle s’enfuit en compagnie de Ted Pikul (Jude Law), un jeune stagiaire en marketing…Très vite, elle va vouloir entraîner le jeune homme dans les méandres des univers virtuels…
Avec un postulat pareil, le spectateur craint d’assister à un film lourdingue exhibant fièrement, Paul Virilio et Jean Baudrillard en poche, tout un attirail théorique pour dénoncer les dangers d’une certaine confusion entre monde réel et monde virtuel et signifier la disparition prochaine de la Réalité telle que nous essayons de l’envisager encore un peu.
Or la première qualité, à mon sens, d’eXistenZ, c’est d’être un film extrêmement ludique qui s’amuse avec le spectateur, lui fait douter de toutes les images qu’il voit (sommes-nous toujours dans le jeu ou non ?) en jouant assez superbement sur la porosité des espaces qu’induisent les univers virtuels (d’une chambre de motel, nous passons à un désormais fameux restaurant chinois). Plutôt que de nous bassiner sur les dangers du virtuel, Cronenberg joue le jeu et parvient très vite à nous captiver en laissant planer sans arrêt le doute et en emboîtant les mondes recréés par le jeu comme des poupées russes.
On voit alors très vite sur quels écueils Cronenberg aurait pu échouer : jouer la carte du « tout virtuel » et vider son film de tout enjeu. Réaliser un exercice de style vain où la vie et la mort auraient la même valeur (puisque rien n’est vrai !) et évacuer ainsi tout point de vue (je n’ose pas dire « moral » mais il y a quelque chose de cet ordre).
Or le génie du cinéaste, c’est de réintroduire de l’organique dans ces univers virtuels.
La meilleure idée d’eXistenZ, c’est tout cet « attirail charnel» qui permet de jouer : les « pods » qui ressemblent à des sortes de vagins qu’une caresse stimule, ces « bioports » qu’il faut implanter dans le dos des joueurs pour pouvoir les relier en réseaux avec des espèces de cordons ombilicaux… Alors que la technologie promet, d’une certaine manière, la disparition du corps et de tout ce qui rattache l’individu à ses origines animales, Cronenberg greffe ses obsessions de la chair et interroge son statut à l’heure du tout virtuel.
Le résultat est parfois peu ragoûtant mais toujours fascinant. Depuis Frissons et Rage, le cinéaste n’avait peut-être jamais réalisé un film aussi « sexuel ». Par métonymie et sans rien montrer du tout, eXistenZ est peut-être son film le plus « pornographique » en ce sens qu’il s’amuse comme un petit fou à jouer sur les symboles. Jude Law, qui n’a jamais joué, est véritablement considéré comme un puceau par Jennifer Jason Leigh et quand enfin il se fait implanter un « bioport », la belle tentatrice vient lui lubrifier cet orifice (en forme de sphincter !) en précisant qu’elle est en train de le stimuler, les nouveaux « bioports étant parfois un peu étroits » ! L’excellente actrice joue d’ailleurs son rôle en donnant presque toujours l’impression d’être au bord de l’orgasme, comme si tout l’univers de ces jeux virtuels n’était que le nouveau (mais triste !) substitut à une sexualité refoulée…
En lestant son film de ce contenu charnel, le cinéaste évite la gratuité du virtuel et réintroduit de l’altérité. Tuer quelqu’un, même dans un jeu, n’est pas gratuit et il faut se coltiner avec l’horreur de la chair déchiquetée, du sang ou du corps morcelé (cet extraordinaire revolver en ossements qui tire des dents humaines en guise de balles !).
De la même manière, le film permet à Cronenberg de retrouver ses obsessions autour de la contamination et des virus (le virus informatique classique devenant ici quelque chose qui rend la chair (des « pods ») malade et la menace).
En supposant que rien ne soit Réel, il reste encore l’héritage du corps et de la chair ; héritage que le cinéaste interroge le temps d’un film plutôt drôle, intelligent et extrêmement stimulant.