La marche triomphale (1976) de Marco Bellocchio avec Michele Placido, Miou-Miou, Patrick Dewaere

 

 

 

La marche triomphale confirme que Marco Bellocchio reste un des plus lucides contempteurs de tous les édifices d’abrutissement (qu’ils soient d’ordre politique, religieux ou militaire) enfermant l’individu pour l’opprimer.

Passeri (Placido) est un étudiant licencié en lettres qui se voit dans l’obligation d’accomplir son service militaire où il est soumis à la plus révoltante des disciplines, aux brimades abjectes des « anciens », aux bizutages Cro-Magnonesques. Le début du film où le jeune homme découvre cette immense machine à décérébrer qu’est l’armée est assez hallucinant. Plus que sur l’ignominie de l’esprit guerrier ou l’odieuse hiérarchie, Bellocchio centre son propos autour de la manière dont l’institution broie l’individu et sa personnalité. Ce que cherche d’abord Passeri, c’est un peu de solitude (manger seul, à une autre table que celle des troufions gueulards) et d’intimité. Or son univers est à la fois totalement clos (aucune ligne de fuite possible) et sans le moindre recoin pour se soustraire à la pression de l’institution. Pas de porte aux chiottes, des anciens qui entrent sans crier gare et vous pissent dessus, l’humiliation quotidienne des « bleus » ; tout ce genre de réjouissance que Bellocchio détaille avec beaucoup de force et auxquelles je me félicite de m’être soustrait (l’armée ne m’aura eu que 24 heures mais pour ces deux demies-journées et cette nuit volées, je passerai le restant de mon existence à conchier cette immense saloperie !) 

 

 

 

Le film ne serait qu’un pamphlet antimilitariste, il serait déjà ma foi assez réjouissant. Mais La marche triomphale est plus que cela par cette manière qu’a le cinéaste d’analyser jusqu’au bout les implications de son « sujet » et de ne pas s’en tenir à des idées toutes faites.

Dans un premier temps, totalement obnubilé par son éventuelle réforme, Passeri va tomber sous la coupe d’un capitaine et se lier d’amitié avec lui. Le gradé, jaloux à mort de sa femme (Miou-Miou), va demander à son soldat de surveiller ses faits et gestes et de la suivre…

En prélevant de cet univers clos quelques personnages et en établissant un triangle que forment le capitaine, sa femme et Passeri ; le cinéaste peut analyser en partant de l’individuel les enjeux de son sujet (le service militaire). Pour reprendre la terminologie de Manchette, Bellocchio montre « en amont » l’armée comme moyen de conservation sociale. Par la force, le capitaine annihile la personnalité de son soldat, son goût pour les lettres et la liberté. En le ruant de coups, il le fait rentrer dans la masse. D’une certaine manière, ce service militaire permet de perpétuer un pouvoir patriarcal archaïque en soumettant les individus à la toute-puissance du Père (le grand sujet des films de Bellocchio). La relation entre le capitaine et Passeri s’avère de plus en plus une relation de père à fils. A tel point que le jeune homme prend parti pour le gradé contre sa femme qui est devenue, entre temps, sa maîtresse. De même, tous ces appelés dans la caserne apparaissent comme de sales gamins brimés par une autorité paternelle omnisciente. Il faut les voir jouer à des jeux débiles (arroser son camarade quand il dort) et surtout régressifs (on macule les poignées des portes de merde, on enflamme ses pets…) pour mesurer la manière dont l’armée nivelle par le bas et infantilise les hommes en les déresponsabilisant.

 

 

 

En aval, le cinéaste met en lumière les principes sur lesquels reposent cette autorité. Machisme arriéré, homosexualité latente (certains bidasses se prostituent pour de l’argent, d’autres ont des attitudes équivoques) et surtout impuissance. La tyrannie que fait régner le capitaine n’est qu’une manière de compenser son incapacité à faire jouir sa femme. Bellocchio n’est finalement pas si éloigné que ça des thèses de Wilhelm Reich sur les liens entre le fascisme et le refoulement sexuel : « le refoulement sexuel renforce la réaction politique […] : il créé en outre dans la structure de l’homme une force secondaire, un intérêt artificiel, qui soutiennent de leur côté activement l’ordre autoritaire » (La psychologie de masse du fascisme).  

 

 

 

La seule solution pour se libérer de l’oppression passe par le meurtre symbolique du Père (le Pouvoir, l’Autorité, que sais-je encore ?). C’était l’objectif d’une génération, ce fut aussi son échec. Le refoulé est de retour (c’est de cela dont je vous parlais la dernière fois) et Bellocchio l’a admirablement montré dans le magnifique Buongiorno, notte. 

 

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