Les deux cavaliers (1961) de John Ford avec James Stewart, Richard Widmark, Shirley Jones, Linda Cristal

 

Si vous ne connaissez pas le blog de Vincent (c’est un tort !), vous avez sans doute eu l’occasion de lire ses judicieuses remarques et réflexions dans les espaces commentaires de ces pages. Ce grand cinéphile, dont vous pouvez apprécier la courtoisie et la modération, vient de lancer, à l’occasion de la grande rétrospective John Ford à La Rochelle, un « blog-a-thon » consistant à inviter tous les internautes à proposer un texte sur le grand cinéaste américain.

N’étant pas un pur « fordien », je n’ai dans un premier temps pas répondu à son offre mais, le hasard faisant bien les choses, la diffusion télévisée des deux cavaliers me permet de me piquer au jeu en espérant que mon émérite voisin ne m’en veuille pas trop des platitudes que je risque d’aligner à propos de son cinéaste de chevet !

Je vais avoir du mal à parler de Ford dans la mesure où ce cinéaste est totalement chevillé à mon enfance. Je ne m’intéressais pas alors au nom des réalisateurs de films mais je me souviens n’avoir aimé gamin que les films d’Hitchcock et les westerns, notamment ceux avec John Wayne. Incapable à l’époque de distinguer les films que l’acteur tourna avec Ford, Hawks ou Hathaway, je ne me souviens distinctement aujourd’hui que d’un seul vu et revu avec passion : l’homme tranquille.

Puis vint l’adolescence et il me semble avoir déjà évoqué (ici) la manière dont je tirai un trait sur tous les classiques et tentai de me forger une identité en n’ingurgitant plus que des films d’horreur et fantastiques. Il fallait bien que jeunesse se passe ! Je vous épargne les méandres tortueux de mes goûts cinéphiliques qui me firent dans un premier temps aller du côté des provocateurs et des iconoclastes (Godard, Blier, Lynch, Buñuel : les idoles de mes 18-20 ans, et qui le sont encore aujourd’hui, du moins pour trois d’entre eux !) puis revenir vers les classiques.

Or si je redécouvris soudain avec émerveillement les œuvres de Lubitsch, Hawks, Wilder, Preminger ou Minnelli, je ne suis jamais réellement revenu vers Ford et ses rares films que j’ai tenté de voir ou revoir  (le massacre de Fort Apache, les cheyennes) ne m’ont inspiré qu’un respect poli. Jusqu’à très récemment, j’ai cru n’avoir jamais la moindre réelle affinité avec ce cinéaste et pour employer une terminologie un peu ridicule aujourd’hui, je me sentais plus hawksien que fordien. Mais voilà que j’ai découvert il y a peu (ces cinq dernières années) quelques chefs-d’œuvre magnifiques du cinéaste (La prisonnière du désert, Seven women…) et j’ai commencé à réfléchir sur mon rapport ambigu à cette œuvre.

Pour le dire très vite, John Ford, c’est l’Amérique. Si le cinéma fut pour les Etats-Unis un moyen d’ériger ses propres mythes ; l’œuvre de Ford n’y est pas pour rien (on se souvient du fameux « imprimez la légende » et Vincent nous précisera combien de fois notre homme a mis Lincoln en scène !). A travers les territoires de ses fictions, le cinéaste a dessiné plus que tout autre grand « classique » les contours d’une Nation, de son histoire et de ses ambiguïtés. Les ambiguïtés, ce sont un certain nationalisme et ce manichéisme primaire à jamais attaché aux westerns d’antan (les bons cow-boys et les méchants indiens), la misogynie d’un cinéma « d’hommes », ce culte du militarisme et d’un code de l’honneur rétrograde… Tout ce qu’il fallait pour faire fuir le lecteur bien-pensant de Charlie-hebdo qu’il m’arriva d’être ! Or une simple attention à n’importe lequel de ses films prouve que les choses ne sont pas aussi simples et que l’intérêt de ce cinéma vient justement de cette ambiguïté.

Prenez Les deux cavaliers (car il va bien falloir parler un peu de ce film !) et admirez les désopilantes scènes d’ouverture où le probe lieutenant Gary (Widmark) vient troubler la tranquillité de la bourgade de McCabe (Stewart), shérif corrompu et vénal. En quelques instants, Ford croque avec délice ses personnages (le jeu des acteurs est savoureux, les silhouettes des seconds rôles admirables même si parfois obèse !) et parvient à brouiller les pistes puisque son shérif invite à boire une bière des joueurs, des soldats et des prisonniers ! Sous l’égide d’une Loi représentée d’une étrange manière par McCabe, il rassemble une communauté d’individus qui sont l’Amérique, avec ses tares mais aussi ses grandeurs. Je me demande si le thème des deux cavaliers n’est pas là : jusqu’à quel point une nation peut-elle assimiler des individus qui ne représentent pas une certaine norme ? (en l’occurrence, les indiens sont-ils solubles dans le melting-pot yankee ?) 

Comme dans La prisonnière du désert, Ford va à la rencontre des Comanches et ses deux fameux « cavaliers » vont devoir se rendre dans une tribu pour échanger contre des armes de jeunes blancs tombés aux mains des indiens il y a fort longtemps. Une fois la mission accomplie se pose le problème de l’assimilation. D’un côté, nous aurons un jeune homme qui ne peut désormais plus vivre dans la civilisation blanche et qui se comporte en sauvage; de l’autre, une jeune femme qui essuiera les regards accusateurs d’une société hypocrite refusant d’adopter celle qui fut mariée à un indien…Tout Ford est dans cette dualité : son cinéma joue la carte de la réconciliation et de l’acceptation de l’Autre (la jeune fille prisonnière des indiens est un personnage assez magnifique, très émouvant) mais laisse aussi entendre qu’aucun dialogue n’est possible avec le jeune garçon trop imprégné de la culture Comanche.

La beauté du classicisme fordien est peut-être dans cette dimension : viser à une forme ample et totalement harmonieuse (pour dire vite, celle d’une Nation réconciliée), que traduit d’ailleurs merveilleusement une mise en scène où aucun plan n’est voyant et où tous semblent rigoureusement à leur place et nécessaires ; tout en préservant au cœur même de cette mise en scène une part de négatif (rejet de l’Autre, brutalité envers les femmes, convenances idiotes...

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C’est en découvrant ces Deux cavaliers que j’ai réalisé qu’une approche idéologique ou même moraliste n’a aucun intérêt face à l’œuvre de Ford puisqu’elle représente le pouls même d’un pays et qu’elle épouse parfaitement ses mouvements contradictoires. Œuvre tardive, Les deux cavaliers a, de plus, ce charme incomparable des films de « vieux » qui regardent désormais le monde le sourire aux lèvres, avec une immense sagesse. Je sais que quelques passages sont tragiques mais l’impression qu’il me reste est celle d’un humour constant et d’une grande mansuétude pour l’être humain, perdu dans ses désirs de gloire (Widmark et son honneur militaire) ou sa cupidité (Stewart), et qui se retrouve tout penaud lorsqu’il s’agit de déclarer sa flamme ou d’embrasser pour la première fois. Dans cet univers « viril », Ford donne ici (ce sera de plus en plus le cas dans ses derniers films) le beau rôle aux femmes et défend leur condition sans pour autant, une fois de plus, recourir aux facilités de l’art «engagé » qui n’engage à rien. C’est au cœur même de la fiction que se dessine la grandeur des femmes et, corollaire négatif, le poids de la patriarchie qui pèse sur leurs épaules.

Le bon, le mauvais, le mesquin et le grand, la beauté et la laideur ne sont pas des choses qu’on peut séparer arbitrairement. Tout cela s’inscrit dans le même mouvement.

Le mouvement de la vie…

 

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