Barbara et ses quarante tueurs
Forty guns (Quarante tueurs) (1957) de Samuel Fuller avec Barbara Stanwick, Barry Sullivan, Robert Dix
Dès la séquence d’ouverture, on se dit que Forty guns ne peut être qu’une réussite. Quelques plans d’ensemble sur des extérieurs majestueux de l’Arizona et un montage parallèle entre une cavalcade d’hommes dirigés par une femme à poigne (Barbara Stanwick) et trois « étrangers » (nous saurons bientôt qu’il s’agit de trois frères) faisant le trajet tranquillement et s’immobilisant lorsque la troupe passe comme une furie. En quelques plans, Fuller parvient à établir un contraste saisissant entre la vitesse et l’immobilité, le mouvement désordonné et l’ordre, le Chaos et la Loi.
En quelques plans tranchants comme une lame de rasoir, il parvient à établir les enjeux de ce drôle de western qu’est Forty guns. Western étrange parce que tardif, de cette époque un peu flottante (les années 50) où l’idéalisme des pionniers est bel et bien révolu mais où le maniérisme n’est pas encore de rigueur. Comme Anthony Mann ou Robert Aldrich, Samuel Fuller fait partie de ces cinéastes ayant assuré la transition entre un cinéma érigeant la légende des pionniers (que représente d’une certaine manière Jessica Drummond) et un autre montrant comment la violence et l’individualisme des conquérants sont peu à peu passés sous l’égide de la Loi.
En arrivant à Tombstone, les frères Bonnel sont chargés de substituer au règne des « « quarante tueurs » celui de la loi fédérale. Griff, le nouveau shérif, sera confronté à Jessica (Barbara Stanwick, aussi convaincante en femme à fouet qu’en héroïne sentimentale des mélos de Douglas Sirk) et Fuller de se servir de cette opposition pour dresser un tableau des mutations de l’Ouest américain.
Tout d’abord, le rapport à la violence. Si le genre dans lequel s’inscrit Forty Guns (le western de « série B », réalisé sans la moindre fioriture et avec une inventivité visuelle souvent époustouflante : Cf. la magnifique séquence de l’ouragan) permet au cinéaste de déployer son style brutal et tranchant ; il montre bien par ailleurs que cette violence ne peut plus être cette loi du Talion qui faisait office de règle chez les pionniers (et qui vient souvent planer comme une ombre menaçante sur la personnalité de Griff).
De la même manière, en faisant d’un des personnages principaux une femme, Fuller exacerbe le côté « sexuel » de son film. Il s’agit encore d’allusions sous-jacentes mais les sous-entendus se font de plus en plus explicites, comme dans cette magnifique scène où l’armurière de la ville conçoit une arme « sur mesure » pour un Wes Bonnel (avec tout ce qu’on peut imaginer d’images sexuelles lorsqu’ils évoquent la crosse de l’arme) qui finit par la regarder dans l’œilleton du fusil et d’en faire un pur objet de son désir. Scène qui sera reprise (mais inversée : la femme tenant en joue l’homme et en faisant par là l’objet même de son désir) par Godard dans A bout de souffle et qui montre à quel point Fuller a aussi compté pour les cinéastes de la Nouvelle Vague.
De la même manière, lorsque Fuller dilate le temps lors des scènes de duels en isolant en très gros plans les yeux des personnages et les mains effleurant les révolvers ; on voit se profiler à l’horizon le cinéma de Sergio Léone. Il ne s’agit pas encore de maniérisme mais d’une autonomisation du style qui montre que le western commence à entrer dans « l’ère du soupçon ».
Forty guns séduit par l’audace de ses contrastes (hommes/femmes ; chaos/Loi…) et la flamboyance d’un style qui ne s’embarrasse pourtant pas d’ornements (quel plaisir de voir un film d’une telle densité et qui n’excède pourtant pas 1 heure 20 !). La sécheresse et l’économie de la série B n’empêche pas, bien au contraire, le cinéaste de composer des personnages troubles et ambigus, tiraillés entre leurs désirs amoureux et sexuels, leurs « devoirs » (le rêve des conquérants s’est bâtit grâce à une violence qu’il faut désormais placer sous l’égide de la Loi) et leurs pulsions les plus enfouies (désir de vengeance froide…).
C’est tout simplement du grand cinéma…