La Gran Via de Rita Jones (1996) de Joseph Morder avec Maria Nadouce

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Plus je découvre les films de Joseph Morder et plus j’estime que ce cinéaste, malheureusement trop peu connu, est important. On sait qu’il fut l’un des pionniers du « journal intime » en France (en Super 8) et qu’il ne cesse, depuis ses débuts, de mêler documentaire et fiction, roman familial et récits romanesques.

L’histoire qu’il nous conte dans La Gran Via de Rita Jones (moyen-métrage de 47 minutes) est celle d’une jeune femme, Aïda, qui erre dans les rues de Madrid sur les traces de sa grand-mère, une certaine Rita Jones, star du music-hall d’origine juive allemande, déportée pendant la seconde guerre mondiale.

Le film se présente comme un documentaire sur la Gran Via : Morder filme longuement (et très bien) les façades des immeubles qui composent la rue (notamment le temps d’un long travelling envoûtant à la fin du film) tandis qu’une voix-off (celle de la divine Françoise Michaud) égrène les souvenirs de cette grand-mère hors du commun.

 

« Ma vie s’est déroulée sur une scène de théâtre dont le monde a été spectateur », aurait dit Rita Jones. Cette phrase pourrait résumer à merveille toute l’œuvre de Morder qui s’est toujours servi de sa vie, de son roman familial pour bâtir de « faux » journaux (Mémoires d’un juif tropical) ou de pures fictions gorgées de réminiscences autobiographiques (L’arbre mort en Super 8, El Cantor en 35 mm).

Ici, le spectateur se demande sans arrêt si ce personnage de Rita Jones a réellement existé ou s’il n’est qu’une pure fiction, projection romanesque de l’histoire personnelle du cinéaste (d’origines juives, sa grand-mère et sa mère furent également déportées avant de pouvoir se réfugier en Equateur).

Cette incertitude, ce flou fait tout l’intérêt du film puisque c’est dans cet interstice que va se nicher le cinéma. Les images purement documentaires de Madrid au milieu des années 90 se chargent des traces du passé, le Réel se laisse contaminer par la fiction (il faut dire que le trajet de cette Rita Jones est particulièrement mouvementé et riche en rebondissements) et l’intime prend soudain une ampleur romanesque pour faire basculer ce petit « essai » vers le grand mélodrame hollywoodien (on sait que Sirk est l’une des références majeures de Morder).

Du coup, peu importe l’ « authenticité » du personnage (Morder joue d’ailleurs délicieusement avec cette ambiguïté lorsqu’il fait dire à Françoise Michaud que Garcia Lorca voulait écrire des poèmes pour Rita Jones, que Dali voulait la peindre et que Buñuel voulait la faire tourner dans une hypothétique suite de l’âge d’or, en précisant juste après qu’il s’agissait sans doute de fables), c’est la vérité de l’émotion qui se dégage de ce film modeste qui séduit. Que sont finalement nos vies sinon un amoncellement de faits bruts, de données objectives et de désirs, de fantasmes, de projections imaginaires ? Morder parvient à mêler tout ces éléments dans une forme à la fois modeste (la vidéo donne ici un côté « brut de décoffrage ») et subtile (le plaisir du cinéma est évident et le cadre est toujours impeccable).

Quand est-ce qu’on se décidera à redécouvrir ce cinéaste singulier et précieux ?

 

NB : Un grand merci à Gérard Courant pour m'avoir permis de découvrir ce film...

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