Necronomicon (1968) de Jess Franco avec Janine Reynaud, Jack Taylor, Michel Lemoine, Howard Vernon

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Parmi les amateurs (de plus en plus nombreux et ce n’est que justice) de Jess Franco, Necronomicon jouit d’une réputation assez particulière -peut-être parce que même le grand Fritz Lang loua à l’époque ses qualités- et certains le considèrent même comme le chef-d’œuvre du cinéaste. 

Pour ma part, je ne qualifierai pas ce film ainsi pour deux raisons. La première, c’est que je l’ai vu dans une version anglaise (avec possibilité de sous-titres en… hollandais !) et que mes connaissances vagues de la langue m’ont empêché de saisir certains détails du récit. La seconde, c’est qu’il faut parfois revoir les films de Franco pour apprécier leurs qualités et leurs richesses : ce n’est qu’à la deuxième vision que je suis tombé sous le charme vénéneux du génial Venus in furs.

 

Je redonnerai donc, un jour, sa chance à Necronomicon qui, pour l’heure, n’en reste pas moins un film passionnant dans la mesure où on peut le voir comme une sorte de matrice des œuvres de la période la plus folle, la plus libre et la plus exaltante du réalisateur (en gros, de 1968 à 1975).

 

Ce qu’il y a d’amusant avec Franco, c’est qu’on se plait souvent à rappeler qu’il a tâté de tous les genres (horreur, fantastique gothique, aventures, comédie, thriller, érotisme…) mais, d’une certaine manière, il n’a jamais cessé dans le même temps de vider ces genres de leur substance et de transplanter leurs grandes figures (le vampire, le succube, la sorcière, le savant fou, le marquis de Sade…) dans un univers mental régi par l’imaginaire et le fantasme.

De ce point de vue, Necronomicon s’inscrit encore dans la période « pop » du cinéaste (il tournera après l’assez décevant Sumuru, la cité sans hommes) mais marque une rupture.

Le récit ne repose plus, en effet, sur une intrigue classique et une narration linéaire mais sur des associations d’idées dans une logique toute surréaliste. Une belle séquence montre un dialogue entre le grand Howard Vernon et Lorna (Janine Reynaud) : l’homme lance le nom d’un artiste (Mingus, Sade…) et, par association d’idées, la femme lui répond avec un mot. On pourrait dire du film qu’il adopte cette construction aléatoire du coq-à-l’âne : Lorna est d’abord au centre de spectacle érotique sadomasochiste. Son impresario (Jack Taylor) se souvient de la manière dont elle a débarqué de manière impromptue dans sa vie. Peu à peu, on soupçonne cette femme fascinante d’être une espèce de sorcière tandis que de mystérieuses présences (notamment Michel Lemoine) semblent la contrôler pour lui faire commettre des meurtres…

 

Cette femme-succube qui semble défier les lois du temps (elle pourrait être une mystérieuse châtelaine assassinée autrefois par son amant) et de la géographie (elle sillonne l’Europe de l’Allemagne au Portugal) annonce les héroïnes de ces grands films que seront Venus in furs ou La comtesse noire. La manière dont elle semble obéir à un « mentor » mystérieux pourrait annoncer le magnifique Al otro lado del espejo (ou sa version française Le miroir obscène). Quant à la première séquence, cet étrange cérémonial érotique vaguement SM qui se révèle, au bout du compte, n’être qu’un spectacle pour amateurs désœuvrés ; il annonce le goût que Franco va afficher pour la théâtralité et la mise en scène. Comme dans Marquis de Sade : Justine ou Eugénie, tout débute par l’idée d’un espace imaginaire créé par la seule grâce d’une mise en scène. De cette manière, Franco se débarrasse de la notion même de « récit » puisque tout ce qu’il filme n’est qu’une projection mentale de ses personnages ou d’un metteur en scène. Lorna peut à la fois être perçue comme une créature d’un metteur en scène diabolique qui se reconnaît en elle (ce sont les mots du personnage incarné par l’inquiétant et fascinant Michel Lemoine) ou bien pur fantasme de femme (venu de toute une tradition vampirique de la littérature et du cinéma classiques) traversant le temps et l’espace.

 

Necronomicon est au cinéma de genre ce que le « free jazz » est à cette musique : un jeu d’improvisations autour de figures connues. C’est moins le récit qui importe ici que la musicalité d’un montage qui alterne des plages assez ennuyeuses (il faut bien le reconnaître) et des visions assez stupéfiantes de beauté (toute la mythologie que Franco bâtit autour de la châtelaine et de son destin tragique). Le film vire parfois vers un existentialisme proche d’Antonioni, notamment dans cette scène de soirée mondaine entre bourgeois oisifs et dépravés que Franco semble filmer sous l’influence du LSD.

 

Avec Necronomicon, il expérimente les structures circulaires qui seront bientôt sa « marque de fabrique » (Venus in furs, La comtesse noire, Le miroir obscène…) et prouve, pour ceux qui en douteraient encore, que loin de sa réputation de tâcheron besogneux, Jess Franco fut l’un des cinéastes les plus singuliers et les plus originaux de son époque…

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