Shokuzai (2012) de Kiyoshi Kurosawa

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Il faudrait un jour s’amuser à établir une sorte de typologie des cinéastes arrivés soudainement sur le devant de la scène avant de disparaître plus ou moins du « circuit ». L’un des cas les plus flagrants est celui d’Hal Hartley, étoile filante du début des années 90, dont nous n’avons plus aucune nouvelle. Mais on pourrait également citer Arturo Ripstein (une certaine notoriété au milieu des années 90) voire, dans une moindre mesure, Takeshi Kitano dont on peut encore voir les nouveaux films mais dans une relative indifférence.

Le cas de Kiyoshi Kurosawa est un peu similaire. Découvert à la fin des années 90 avec de très beaux films (Licence to live, Cure, l’excellent Kaïro), il rentre vite dans un certain anonymat et ses œuvres qui arrivent encore sur nos écrans sont désormais accueillies fraîchement. Depuis le sous-estimé Jellyfish (il y a 10 ans), je n’ai vu aucun de ses films même si la critique le redécouvre un peu avec Tokyo Sonata en 2008. C’est donc avec un grand plaisir qu’on le voit revenir sur le devant de la scène avec Shokuzai, peut-être son œuvre la plus ample et la plus achevée.

 

Il s’agit, à l’origine, d’une courte série télé produite par la Wowow (l’équivalent japonais de la HBO) que les distributeurs sortent aujourd’hui sur nos écrans comme deux longs-métrages. Malgré cette origine télévisuelle, on retrouve dans Shokuzai tous les thèmes et obsessions qui parcourent l’œuvre de Kurosawa. Ce qui séduit chez ce cinéaste, c’est cette manière qu’il a de faire cohabiter un cinéma de genre s’inscrivant clairement dans la tradition du « film de fantômes japonais » (Kaïro, Séance…) et une sorte d’inquiétude existentielle qui rappelle, pour le dire un peu rapidement, le cinéma d’Antonioni.

Shokuzai ne déroge pas à la règle. Il s’agit avant tout d’un thriller qui suit les pas d’une mère bien décidée à venger sa fillette sauvagement violée et assassinée mais également le parcours des quatre camarades de l’écolière traumatisées par l’événement dont elles furent témoins. A côté de ça, le film flirte constamment avec le fantastique tout en offrant un tableau assez saisissant des contradictions d’une société japonaise sans plus de repères.

 

Le récit est divisé en chapitres. Le premier se concentre sur le trauma originel : cinq fillettes dans une école, un crime atroce, des petites traumatisées qui n’arrivent pas à se rappeler le visage de l’assassin et une mère qui leur fait porter la responsabilité de cette mort et les voue à une vie de pénitence. Puis viennent quatre chapitres narrant la destinée des quatre amies d’Emili : Sae, Maki, Akiko et Yuka ; toutes marquées à jamais par ce jour funeste où leur vie a basculé.

Enfin, le dernier chapitre est une sorte d’épilogue marquant la résolution de l’intrigue. Il s’agit sans doute de la partie la moins forte de l’œuvre dans la mesure où Kurosawa cherche absolument à « boucler » son histoire et à éclaircir toutes les zones d’ombre de ce récit au long cours. Plus explicatif, ce chapitre perd parfois un peu de l’intensité figurative des autres parties, même si certaines séquences restent sublimes (le face à face final dans une villa abandonnée, un coffre qui s’ouvre tout seul…).

 

Mais la force de Shokuzai réside davantage dans la manière qu’a le cinéaste de distiller une atmosphère et de montrer comment les fantômes du passé parviennent toujours à régir les vies des personnages au présent. Les fantômes ne sont pas figurés réellement (sauf le temps de quelques courtes scènes oniriques sidérantes) mais ils semblent constamment planer sur la destinée des personnages. Quant à Asako Adachi, la mère d’Emili, elle apparaît à la fois comme un ange exterminateur tout de noir vêtue et une sorte de pythie annonçant aux quatre fillettes leurs destinées et les accablant sous le poids des regrets et du souvenir.

Il y a quelque chose de très beau dans cette manière qu’a le cinéaste de montrer comment un événement tragique survenu au cours de l’enfance peut bouleverser à jamais le rapport au Réel des quatre jeunes femmes.

Sae est contrainte au retranchement : pas de fiancé et l’incapacité d’avoir des enfants. Elle rencontre un homme qui la réduira au statut de poupée le temps d’un épisode névrotique hallucinant. De son côté, Maki est devenu institutrice et n’envisage le Réel que comme un rapport de force : sévérité extrême avec les élèves et cours de kendo qui lui permettront de repousser un maniaque.

Toutes les quatre garderont un rapport traumatique avec l’enfance : la protéger comme Maki ou encore « l’ourse » Akiko qui ne supportera pas de voir son frère avoir des gestes tendancieux avec sa petite belle-fille. Ce qui est très fort dans la séquence, c’est que Kurosawa se garde bien de trancher sur le côté équivoque de ces gestes : attouchements ou jeux innocents ? Le spectateur en sait d’autant moins qu’il voit les événements se dérouler à travers le regard biaisé d’une jeune femme traumatisée. Quant à Yuka, elle n’est parvenue à construire aucune relation sérieuse mais elle parvient néanmoins à se faire mettre enceinte par son beau-frère (un policier qui lui rappelle l’image protectrice d’un homme lui ayant pris la main après le meurtre d’Emili).

 

A travers ces quatre destins, Kurosawa livre un tableau sombre et glacial de la société japonaise et de ses mutations. On peut lire en filigrane un constat amer quant à la condition féminine dans une société encore très patriarcale (voir l’épisode où Sae est réduite au statut de poupée) ou quant au délitement des liens familiaux (le frère d’Akiko vit avec une « fille mère » dont les mœurs ne paraissent pas conformes au modèle familial japonais traditionnel).

Mais plus qu’une éventuelle « critique » sociale, c’est davantage l’extrême solitude des personnages qui intéresse le cinéaste. Comme dans ses films précédents (Kaïro, par exemple), ce récit policier lui permet avant tout de montrer l’incommunicabilité entre les êtres, l’extrême solitude de personnages soumis à la pression du corps social (il faut voir la manière dont l’institutrice Maki voit son image redorée ou ternie en quelques minutes, selon des actes que personne, si ce n’est le spectateur, ne peut comprendre en profondeur) et de leurs souvenirs.

 

Ce poids du remord, du passé, le cinéaste le traduit de manière extrêmement belle par une mise en scène qui semble constamment faire le vide autour des personnages : l’appartement glacial (noir et blanc) d’Asako Adachi, le gymnase, un entrepôt, une villa abandonnée. Le cadre géométrique renforce cette impression de glaciation des sentiments, de joug qui pèse sur les individus.

Reste alors une impression de grande tristesse et de vies gâchées, d’autant plus que le récit est assez « nuancé », même pour celui qui pourrait apparaître comme le plus grand des salopards.

Même si elle a fini par boucler la boucle de son histoire tragique, la mère éplorée termine sa course dans la brume d’une rue déserte : la tristesse durera toujours…

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