Numéro deux (1975) de et avec Jean-Luc Godard avec Sandrine Battistella

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Numéro deux marque une des premières tentatives de Godard pour revenir au cinéma après sa période politique où il chercha à faire oublier son nom pour se fondre dans le collectif. Symboliquement, le film est une commande d'un vieux complice du cinéaste, le producteur Georges de Beauregard qui lui proposa de réaliser un deuxième A bout de souffle avec le même budget. Mais il est bien évident qu'en 1975, Godard ne tournera jamais plus comme en 1960 et si cet essai lui permet de reprendre son souffle, c'est pour mieux entamer sa période « vidéo ».

Installé à Grenoble avec Anne-Marie Miéville, il se filme lui même devant ses « machines » ou ses moniteurs et se présente comme une espèce de musicien travaillant les images comme on mixe des sons.


On sait que le montage a toujours été le « beau souci » de Godard. Jusqu'à présent, il s'interrogeait toujours sur le sens produit par la confrontation de deux images (chez Godard : 1+1=3 puisque du rapprochement de deux plans peut surgir du sens, une vérité qu'on pourrait définir comme une sorte de « troisième image »). Or avec la vidéo, la confrontation ne se fait plus entre deux plans mais à l'intérieur même de l'image, elle-même séparée en « split-screen » ou divisée par deux écrans à l'intérieur du cadre. Avec Numéro deux puis Ici et ailleurs, Godard sort de la chaîne classique des images pour les interroger « à plat ». Qu'est-ce qui relie, par exemple, les images d'actualités d'un défilé du 1er Mai et celles d'un film psychologique de Sautet que diffuse un autre moniteur ? Au milieu de ses appareils de projection et ses écrans de télévision, Godard s'interroge sur sa place dans le cinéma (cinéma ou vidéo?) entre Vincent, François, Paul et les autres, La fureur du dragon avec Bruce Lee, les Scènes de la vie conjugale de Bergman et l'un de ces pornos qui fleurissaient alors sur les écrans français (Les dévoreuses du sexe).

 

Après un long monologue tout en jeux de mots et en glissements sémantiques, Godard nous plonge dans le quotidien d'un couple prolétaire grenoblois et poursuit sa réflexion selon la même dialectique : comment faire cohabiter dans le même plan un homme et une femme, l'amour et le travail, une usine et un paysage, la jeunesse et la vieillesse, la province et la capitale, l'image et le son...

Numéro deux est sans doute le film le plus cru jamais tourné par Godard, aussi bien du côté des dialogues que des images qui replacent dans un contexte quotidien et aliéné les gestes que la pornographie étaient alors en train de banaliser. Là encore, il s'agit de percer à jour une vérité en mettant des mots (des images?) sur les choses, comme dans ce passage où les parents, nus, appellent leurs enfants pour leur expliquer comment la bouche (de la verge) embrasse les lèvres (du sexe).

Le rapport aux corps est à la fois totalement décomplexé (la mère repasse à poil, le grand-père raconte des souvenirs de guerre dans la même tenue d'Adam...) et en même temps totalement aliéné. Parce que même au sein du couple et de l'amour, ce sont des rapports de force qu'instaurent les rapports sociaux (« quand on ne s'entend plus avec un homme, on peut toujours le quitter, mais quand c'est tout un système social qui vous viole, comment faire ? » dit en substance la femme).

Si la machine occupe une place centrale au cœur de Numéro deux (des machines de projection à la machine à laver le linge qui s'installe tranquillement au cœur du foyer), c'est sans doute parce que Godard saisit avec une certaine acuité ce moment où les corps se réifient dans un système social totalement étouffant. Tous ces « cadres dans le cadre » finissent par faire ressentir au spectateur un manque d'oxygène et d'horizon pour les classes populaires (même l'école ne tient plus son rôle puisqu'on y apprend des choses qu'on oublie par la suite et qui n'empêchent pas les enfants de finir à l'usine)1

 

On se souvient que dans A bout de souffle, Belmondo demandait à Seberg s'il pouvait « pisser dans le lavabo ». Même chose dans Numéro deux sauf que l'homme le fait plein cadre devant sa femme indifférente. De la même manière, au Masculin, féminin succède ici une sorte de  "Machin, machine" où les rapports aliénés entre les individus au travail se retrouvent projetés au cœur du foyer : entre les générations, entre l'homme et la femme. Tout est question, une fois de plus, de montage : tandis que la mère s'égaye au son d'une chanson anarchiste, la bande-son (très travaillée, comme toujours chez Godard) mêle des fragments de La solitude de Léo Ferré (« avec des problèmes d'hommes, des problèmes de mélancolie»), offrant par ce simple contrepoint l'image d'un couple que tout sépare. S'il est beaucoup question d'usines, c'est parce que les corps en sont devenus une, ne laissant que peu de place au paysage que l'on peut contempler (sauf lors d'une très belle scène où Godard propose une version très crue de la scène d'ouverture du Mépris et où le mari explique pourquoi il aime regarder sa femme d'une manière dont elle ne pourra jamais se voir).

 

Œuvre de « convalescence », Numéro deux ouvre avec une certaine intensité la « troisième » période de Godard sans avoir la puissance qu'aura quelques temps plus tard Ici et ailleurs. Il s'agit néanmoins d'un essai important dans l’œuvre du cinéaste dans la mesure où l'on peut aussi la voir comme le premier jalon (par la manière de faire du montage au cœur de l'image) vers son chef-d’œuvre de la décennie 90 : les Histoire(s) du cinéma.

 

 

1"Les programmes que l'on enseigne à l'école sont cousus de fil blanc, on y apprend rien d'utile; et de fil en aiguille, les fils d'ouvrier finissent à l'usine".

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