Retour sur "Les nuages américains" de Morder
Les nuages américains (1983) de Joseph Morder (Editions L'Harmattan)
Bonne nouvelle : Les nuages américains de Joseph Morder est désormais disponible en DVD. Par flemme et par manque de temps, je publie à nouveau un texte écrit il y a presque quatre ans. Non seulement mon sentiment n'a guère évolué par rapport à ce beau film mais ma critique à la mérite de résumer, très schématiquement, l'oeuvre rare et précieuse du cinéaste. A noter en bonus du DVD : un entretien très intéressant avec Morder (signé Rémi Lange) qui revient en long et en large sur les origines de son "journal filmé" et son évolution (période muette, période "son direct", période numérique...)
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On commence, et c’est une très bonne chose, à s’intéresser et à redécouvrir l’œuvre de Joseph Morder que l’on peut qualifier, en schématisant à l’extrême, de précurseur du journal intime filmé en France.
En effet, depuis qu’il a reçu sa première caméra super 8 alors qu’il n’avait que 18 ans, Morder filme son quotidien. Certaines parties de ce journal ont fait l’objet d’un montage à l’image de ces Nuages américains. Mais ce qu’il a d’intéressant avec ce cinéaste, c’est que quelque soit le support qu’il utilise et le genre de films qu’il réalise, il parvient à mêler l’intime et le monde, le « réel » et la fiction. La réédition de certaines de ses œuvres en DVD en offre un parfait exemple. Dans un film de fiction en 35 mm comme El cantor, Morder introduit quelques pincées autobiographiques dont un passage absolument magnifique où le fantôme de la mère revient dialoguer avec son fils. L’arbre mort a beau avoir été tourné en super 8, c’est pourtant une fiction où Morder rend un hommage émouvant aux grands mélodrames de Sirk qu’il apprécie tant (Ecrit sur du vent est l’un de ses films fétiches et l’on en voit encore l’affiche dans Les nuages américains). Quant à des films comme Mémoires d’un juif tropical ou le très beau Romamor, ils s’apparentent à des journaux intimes mais Morder nous fait sans arrêt réfléchir sur ce statut du Réel en jouant constamment avec le vrai et le faux.
De la même manière, J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un, premier long-métrage tourné avec un téléphone portable, joue aussi constamment sur ce va-et-vient entre l’intime et le monde, entre le vrai et le faux.
On retrouve cette thématique dans ces passionnants Nuages américains, journal de Morder qui couvre la période de l’été 1982 au 1er janvier 1983. Le film se divise en deux parties : la première retrace son voyage aux Etats-Unis où le cinéaste est censé retrouver un ami avec qui il va rompre et une seconde, française, où il évoque une rencontre avec un autre garçon.
Pour ma part, c’est la première que je préfère : Morder déploie à la fois un véritable sens du cadre qui lui permet d’éviter le côté « touristique » que pourrait avoir son journal. A l’inverse de quelqu’un comme Mekas (que j’aime bien par ailleurs), il ne reste pas non plus tout le temps dans le même tempo et fait alterner des plans très courts et des plages plus contemplatives. Ce que le film pourrait avoir de très intime et donc de pas forcément passionnant pour quelqu’un d’extérieur est sans arrêt relier au monde extérieur : les lieux se chargent de réminiscences cinéphiles (les plans de San Francisco sont hantés par le fantôme d’Hitchcock) et le cinéaste capte également des faits marquants de l’actualité (la mort de Tati, d’Aragon, de Brejnev…).
Dans un deuxième temps, Morder recentre le film autour d’une hypothétique relation avec un garçon et une fille appelée Marie. Là encore, le film est constamment sur le fil entre une réalité quotidienne que Morder filme très bien (les visites à sa sublime muse Françoise Michaud ou à la réalisatrice Mara Pigeon) et une volonté de tirer la réalité vers la fiction. Toute la fin du film est marquée par la volonté du cinéaste de faire rencontrer l’homme et la femme qu’il fréquente en même temps (la nature de ces relations reste floue et c’est très bien : nous ne sommes jamais dans le journal intime complaisant et Morder sait ménager des zones d’ombre et jouer de l’ellipse). Au cours d’une soirée, il va faire jouer à ces deux personnages une scène de rencontre qu’il rend grandiloquente à dessein (texte emphatique, musicien qui joue du violon derrière le couple). Au premier degré, il s’agit encore une fois de faire de la vie un mélodrame de Douglas Sirk (un homme qui aime tant Douglas Sirk ne peut pas être foncièrement mauvais !) mais également de réfléchir à la place du cinéaste comme organisateur du monde qui l’entoure. A partir du moment où il y a mise en scène, il y a du faux et de la manipulation (au bon sens du terme) qui s’invite ; même au cœur d’un journal intime. Cavalier disait lui-même, à propos d’Irène, qu’il était un « homme de spectacle », ménageant au spectateur un film avec un début, un milieu et une fin.
Chez Morder, grand cinéphile devant l’éternel, on retrouve ce désir de « faire du spectacle » à partir d’un matériau intime (on ne soulignera jamais assez la légèreté et l’humour de ses films) tout en donnant à réfléchir sur les places respectives du spectateur et du réalisateur.
Filmer son quotidien, n’est-ce pas aussi s’empêcher de le vivre pleinement (c’était le problème central de Romamor et son histoire d’amour avortée) ? Et quelle est la part de vérité lorsqu’on décide de « mettre en scène » son journal intime ?
Outre la réelle beauté de cette mise en scène (j’avoue que ce format super 8 –gonflé en 16mm- muet est si atypique qu’il est très séduisant et envoûtant), ces questions font tout l’intérêt de ces nuages américains et donne encore plus envie de découvrir d’autres films de Joseph Morder…