Nocturama (2016) de Bertrand Bonello avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Luis Rego

In girum imus nocte et consumimur igni

“Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes” [Debord]

Il est sans doute très difficile de voir sereinement Nocturama après les événements qui ont frappé la France depuis près de deux ans. Il est donc logique de voir s’affronter en ce moment des positions rigoureusement opposées entre les thuriféraires de Bonello et ses détracteurs. Ne dissimulons pas que nous faisons partie des premiers (mais pas systématiquement : Saint Laurent m’avait paru très pénible) mais soulignons qu’il serait dommage de ne juger le film qu’à l’aune des récentes attaques terroristes qui ont frappé le sol français. J’essaie, dans la mesure du possible, de ne pas lire les critiques avant d’avoir vu les films mais je suis tombé sur un extrait de la revue Débordements où il est reproché à Bonello de faire la distinction entre la notion « d’ennemis d’Etat » et celle de « terroristes », comme si la première dénomination exonérait ce groupe de jeune gens fomentant une action terroriste de grande envergure. Or il me semble que c’est ce qu’il y a de plus passionnant dans Nocturama : cette manière de ne jamais embrayer sur le discours médiatique relatif au « terrorisme » et d’essayer de réfléchir à un questionnement politique plus universel (disons depuis la Révolution française où apparaît le terme pour désigner la période de terreur) que l’on pourrait résumer schématiquement par l’expression « la fin justifie-t-elle les moyens ?).

Que nous dit le Robert du mot «terrorisme » ? Qu’il s’agit de « l’emploi systématique de mesures d’exception, de la violence pour atteindre un but politique (prise, conservation, exercice du pouvoir…) ». Du coup, il convient de distinguer un « terrorisme d’état » (qui cherche à imposer un régime politique de manière totalitaire) et un « terrorisme individuel », mené par des groupes au nom d’un idéal (la Révolution, la Restauration…). Du coup, le terroriste englobe aussi bien les ordures barbares de l’Etat islamique qui agissent au nom d’une idéologie totalitaire que les palestiniens qui se battent pour conserver leur terre, les groupes armés qui se sont battus pour l’indépendance de leurs pays (comme le FLN en Algérie) ou même les Résistants français pendant l’Occupation. Le groupe de jeunes de Bonello s’inscrit davantage dans une tradition « romantique » du terrorisme, celle qui va des anarchistes individualistes de la fin du 19ème siècle jusqu’à Action directe en passant par la bande à Bonnot (le côté « reprise individuelle » des scènes dans le grand magasin) et la bande à Baader.

"L'homme tient pour intelligence l'usure de ses facultés d'indignation." [Scutenaire]

Ce qui semble aussi beaucoup choquer les détracteurs du film, c’est que Bonello n’explicite pas les motivations de ces jeunes gens. Comme le groupe de jeunes du Pornographe qui se murait dans le silence le plus total, celui de Nocturama oppose au monde tel qu’il (ne) va (pas) une révolte radicale. L’usage de la violence est, comme dans tout acte terroriste, une manière de frapper les esprits et de déstabiliser le pouvoir mais il n’est pas « gratuit » : les cibles sont précises (le cœur politique du pouvoir avec un ministre, son cœur économique avec le patron d’une grande banque, la Bourse pour le poumon financier et le cœur symbolique avec cet embrasement de la statue de Jeanne d’Arc) et les raisons sont multiples : la crise, le chômage, la réification des individus, le Spectacle… Bonello scinde son film en deux parties. Dans la première, il filme le théâtre des opérations avec une virtuosité confondante. Refusant toute psychologie ou une quelconque assignation sociologique (ces jeunes viennent de tous les milieux sociaux), il adopte une approche behavioriste et une mise en scène Bressonienne : quasiment aucun dialogue, des gestes précis et nerveux, une caméra embarquée qui suit un ballet de corps et de mouvements. Des flash-back viennent un peu éclaircir les intentions de ces jeunes gens. Mais comme Gus Van Sant dans Elephant (auquel on pense aussi beaucoup dans la deuxième partie du film avec la multiplication des points de vue et les retours en arrière à un moment précis), ces raisons restent opaques et multiples. Bonello parvient à ne jamais quitter le point de vue de ces personnages qui reçoivent la violence du monde de manière parcellaire, comme tout un chacun : le brouhaha médiatique, la multiplication des écrans qui brise en mille éclats la surface du Réel, le spectre du chômage ou des horizons bouchés (le jeune homme qui veut devenir vigile de parking), la violence des rapports sociaux (la scène à l’hôtel). Bonello ne justifie rien mais montre qu’il y a mille raisons de vouloir se révolter. Mais sa révolte est dénuée de toute idéologie et c’est ce qui peut aussi gêner certains qui ne l’imaginent que réservée à des « victimes » clairement désignées. Cette première partie étourdissante s’achève dans les flammes des explosions : ces jeunes ont basculé du côté de la violence.

In girum imus nocte et consumimur igni

« Le terrorisme tente de piéger le pouvoir par un acte immédiat, sans attendre la fin de l’histoire. Il se met dans la position extatique de la fin, espérant introduire les conditions du Jugement Dernier. Il n’en est rien bien sûr, mais ce défi est admirable. » [Baudrillard]

La deuxième partie de Nocturama, on le sait désormais, se déroule exclusivement dans un grand magasin où les jeunes ont trouvé refuge grâce à un complice vigile. On pourra trouver artificiel ce confinement dans un tel lieu alors qu’une dispersion aurait paru plus logique mais on sait, depuis le Zombie de Romero, que le grand magasin offre une représentation symbolique presque parfaite du monde dans lequel nous vivons. Ce repli lui permet justement de recréer cette atmosphère de « fin du monde » qu’évoque Baudrillard. Au fond, Bonello est un cinéaste « décadent » comme on parlait des écrivains décadents à la fin du 19ème siècle et cette deuxième partie rappelle bien évidemment le huis clos de L’Apollonide (la larme de la statue de Jeanne d’Arc est un clin d’œil évident) avec ces jeunes qui vont s’employer à jouir de leurs derniers instants avant le désastre. En bon dandy, le cinéaste les montre qui se coupent volontairement du monde, refusant à la fois de réaliser la conséquence de leurs actes mais aussi ce discours médiatique qui veut les assigner à un rôle précis (le terme de « terroriste »). Après la révolte politique, voici venu le temps de la révolte esthétique avec la musique, les beaux vêtements (là encore, une filiation avec Saint Laurent), la danse, le maquillage et le travestissement outré (je crois que ça a déjà été écrit mais c’est aux Damnés de Visconti que l’on songe). Et surtout, le plaisir d’avoir accès à l’abondance que produisent nos sociétés sans que celle-ci soit partagée. Certains voient dans le personnage du clochard joué par Luis Rego une forme de retour au typage sociologique. Mais la beauté du film est de laisser planer le doute puisque que ce personnage peut être vu comme un réprouvé de cette société d’abondance que symbolise le grand magasin mais également un révélateur de la naïveté idéaliste du groupe de jeunes qui pense qu’en offrant exceptionnellement un repas frugal et des biens de consommation à cet homme, ils vont accoucher d’une société nouvelle.

« Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique que leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à con. »  [Manchette]

En enfermant les personnages dans ce huis clos mis en scène de manière absolument époustouflante (multiplication des points de vue, split-screen des caméras de surveillance, trouées oniriques et « devenir poupée » des personnages comme toujours chez Bonello), le cinéaste se trouve alors confronté à la question majeure (celle qui suscitera sans doute le plus de débats) de son film : celle de la responsabilité de ces jeunes. En s’intéressant davantage à ce qu’on pourrait qualifier de manière imparfaite une certaine « esthétique de la violence » (là encore, Bonello est l’héritier de ces intellectuels du 19ème siècle -Mirbeau, Tailhade, Fénéon- qui ont défendu la révolte anarchiste, y compris dans ses aspects illégaux),on pourra penser qu'il justifie le recours à l’action terroriste pour déstabiliser un Pouvoir par essence inique. Or les choses sont beaucoup plus complexes et nuancées que ça. Si le plus intellectuel du groupe expose sa théorie en estimant que la démocratie engendre elle-même ses ennemis, Bonello de son côté montre que le terrorisme sert également les intérêts de l’Etat. Dans une perspective proche de celle de Debord et Sanguinetti, le cinéaste montre que la violence du terrorisme engendre une violence encore plus impitoyable de la part de ceux qui sont censés faire respecter la Loi. Je n’en dis pas plus mais les scènes finales sont très éprouvantes et Bonello traduit parfaitement la logique de ce cercle vicieux en entrainant ses personnages dans la spirale de l’enfermement et de l’encerclement par des forces que ces jeunes ne veulent pas voir.  Spirale que renforce une mise en scène construite sur de permanents petits retours en arrière qui répètent l’action selon des points de vue différents.

« La sagesse ne viendra jamais » [Debord]

Si Bonello a évidemment de la sympathie pour le romantisme idéaliste de ces jeunes, il n’est pas non plus dupe de la solution proposée. Le temps d’une histoire où il est question de terrain de déminage et d’ânes qui refusent même de servir de cobaye aux intérêts du gouvernement, il montre la naïveté de ces jeunes (et non pas de « la jeunesse ») qui se sacrifient pour un gain absolument nul. Et c’est aussi en ce sens que Nocturama est un grand film politique (si on ne réduit pas ce terme à son sens bêtement militant et qu’on considère qu’il s’agit d’un intérêt pour la vie de la cité) : il montre que dans un monde où le spectaculaire (au sens où l’entend Debord) est tellement intégré à tous les aspects de l’existence, la violence ne résout rien et, au contraire, renforce les intérêts de l’Etat.

Ne reste alors qu’un idéal poétique et esthétique dont Bonello cherche à saisir la beauté illusoire. Dans un monde courant à sa perte, ses personnages se sont accordé une ultime danse avant d’être englouti par les flammes.

In girum imus nocte et consuminur igni.

In girum imus nocte et consumimur igni
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