Suzan Pitt : animated films (1979-2013). (Editions Re :Voir). Sortie en DVD le 15 mars 2017

Les mondes intérieurs de Suzan Pitt

On ne remerciera jamais assez les éditions Re :Voir pour leur exceptionnel catalogue et ce désir toujours renouvelé de faire découvrir à un large public les pans les plus méconnus du cinéma. Si, pour des commodités de langage, il est convenu de regrouper tous ces films édités sous l’étiquette de « cinéma expérimental », on réalise pourtant très vite que la palette des œuvres est très large, allant de l’expérimentation la plus abstraite (Paul Sharits) aux journaux intimes de Mekas et Lehmann en passant par les films « Zanzibar » de Garrel ou Serge Bard.

Avec Suzan Pitt, nous sommes sur le terrain plus familier de l’animation et certains de ses films (Joy Street, El Doctor) sont même assez narratifs. Pourtant, son univers ne ressemble à rien de connu dans le domaine et la découverte de son œuvre s’avère une expérience étonnante.

Asparagus (1979) est son film le plus connu, notamment parce qu’il a été plébiscité dans de nombreux festivals et, surtout, parce qu’il eut l’insigne honneur d’être programmé avant Eraserhead lors de ces fameuses « séances de minuit » qui valurent au film de Lynch sa renommée. Disons-le d’emblée : le film est une merveille, un enchantement pour les yeux et une succession d’inventions formelles enthousiasmantes. Mais c’est aussi un véritable « traité de style » dans la mesure où cette œuvre séminale irriguera tout le cinéma de Suzan Pitt.

Pour le dire d’une manière assez schématique, tous ses films sont travaillés par le conflit entre un monde dur et cruel (l’anonymat de la jeune femme masquée d’Asparagus, la solitude de l’héroïne de Joy Street, le travail sordide du médecin d’El Doctor…) et la richesse d’un univers intérieur foisonnant, d’une subjectivité luxuriante.

Chez Suzan Pitt, la création s’inscrit dans le corps même des personnages. A ce titre, le début et la fin d’Asparagus sont éloquents dans la mesure où le film débute par une scène de défécation des fameuses « asperges » du titre et se termine par une fellation, la cinéaste jouant constamment sur l’aspect phallique de ces légumes. Lors de cette magnifique scène, l’asperge happée par la bouche se transforme en cascades multicolores, en pluie d’étoiles et de comètes… Tous l’univers de Suzan Pitt tient dans ces métamorphoses, ces formes mouvantes et colorées qui donnent au film une dimension surréaliste et, surtout, très psychédélique (on songe au Yellow submarine des Beatles). L’héroïne d’Asparagus se revêt d’un masque pour sortir et se retrouve dans une salle de spectacle avec de nombreux spectateurs gris et anonymes. Et ce sont soudain ses visions intérieures qui illuminent l’écran des fantasmes de chacun. La salle est envahie par des formes florales aux couleurs vives et acidulées et se transforme en une improbable forêt tropicale.

Tout est à l’avenant : le monde se transforme par la puissance des désirs (le film est une mine de symboles psychanalytiques) et de la subjectivité.

Les mondes intérieurs de Suzan Pitt

On retrouve cette dichotomie dans le très beau Joy Street (1985) mais sous une forme un peu plus « narrative ». Le titre est ironique puisque le film débute par la vision très sombre d’une femme murée dans sa solitude dans un univers inquiétant : rues désertes, appartement aux pièces vides, cadres biscornus qui évoquent le cinéma expressionniste allemand (ou certaines toiles d’Otto Dix, de Kirchner) en donnant un sentiment de claustrophobie. La jeune femme finit par s’ouvrir les veines et c’est une petite souris, matérialisation d’un sentiment intérieur, qui prend vie et qui va redonner sens à cet univers lugubre. Suzan Pitt joue sur les contrastes, notamment lorsque ce petit personnage allume une radio et tombe sur une version rythmée de What a wonderful world. Et là encore, c’est cette figure imaginaire qui va transformer le monde et faire apparaître toute une faune bigarrée (insectes, fauves..) et une flore colorée (nénuphars, prolifération de lianes…). A nouveau, le résultat est très étonnant.

El Doctor (2006) met en scène un médecin confronté à la mort et à la désolation. Une fois de plus, c’est du corps même des personnages que nait la possibilité d’une vie intérieure riche et luxuriante. De la naissance (une scène d’accouchement assez drôle) jusqu’à la mort (les personnages perforés de toute part), le film navigue constamment entre l’horreur d’une réalité absurde et la fantaisie d’un monde coloré et onirique (belle scène où le docteur s’imagine dans les bras d’une « femme-cheval »). Le passage qui exprime le mieux les contrastes du cinéma de Suzan Pitt est celui où des plantes poussent du corps d’un enfant agonisant et où les parents réalisent les « richesses » (symboliques, affectives, intérieures) de leur progéniture.

Imprégné par la culture mexicaine et « l’arte povera », El Doctor est également marqué par un certain rapport à la religiosité. Il y est beaucoup question de miracle mais également du silence assourdissant de Dieu puisque les trous dans les corps d’hommes morts incitent les personnages à prier « Notre-Dame du vide », comme si toute idée mystique s’effaçait immédiatement devant la misère de la condition humaine.

Les mondes intérieurs de Suzan Pitt

Les deux derniers films présentés sur ce DVD, Visitation (2012) et Pinball (2013), ont été tournés en vidéo et sont plus courts que les trois précédents. Ils sont également moins « narratifs » et s’apparentent plus à ce que l’on imagine être du cinéma expérimental, avec quelques plages purement abstraites où défilent les couleurs comme dans un film de Norman McLaren (surtout Pinball).

Il s’agit pourtant, là encore, de visions intérieures. Celles de Visitation sont en noir et blanc et s’inscrivent sur un fond musical douloureux (un violoncelle élégiaque pour une partition de Jules Massenet). Sombre, le film nous présente des images de chevaux allant à l’abattoir et de tortures médiévales mais on se souvient également du souffle qui sort de la bouche d’un personnage et qui semble communier avec un arbre et la nature entière.

Pinball est le film le plus « abstrait » du lot tout en restant très caractéristique de l’univers visuel de Susan Pitt. Sur une musique de George Antheil (Ballet mécanique), des fragments de peintures (qui évoquent parfois la touche colorée et abstraite d’un Kandinsky) défilent à toute allure dans un grand ballet chatoyant.

Sans l’alibi de l’anecdote, la cinéaste nous propulse une fois de plus au cœur d’un univers intérieur foisonnant, capable par la puissance de sa subjectivité de repeindre les couleurs du monde et de le réinventer…

 

Bonus : Persistence of vision, un documentaire intéressant où l’artiste explique son travail et sa peinture.

Les mondes intérieurs de Suzan Pitt
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