Ce qui résiste...
Sicilia ! (1998) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
Je ne sais pas si vous pouvez mesurer l’ampleur de l’évènement : si l’on excepte, à la fin des années 70, un week-end consacré aux époux Straub à l’université (je n’y étais pas pour la bonne raison que j’avais 5 ans et que j’hésitais encore, à l’époque, entre Goldorak et leur cinéma. De plus, j’habitais alors loin de la Bourgogne, dans la principale ville du « 7-7 »), c’est la première fois qu’on peut voir à Dijon un de leurs films projeté en salle.
A l’heure de la messe dominicale, l’internationale straubienne est au grand complet (à vue de nez, entre 80 et 100 spectateurs dans une grande salle : je croyais rêver ! Comme quoi, amis distributeurs, lorsqu’on propose des choses différentes aux gens, ça peut aussi marcher !) pour découvrir ce Sicilia ! , adaptation de certains passages du Conversation en Sicile d’Elio Vittorini.
Un homme revient d’Amérique vers sa Sicile natale. Sur son chemin, de Messine à Syracuse où réside sa mère en passant par Catane, il échange quelques mots avec les individus qu’il croise, permettant ainsi aux cinéastes d’interroger la mémoire d’un peuple et d’un pays.
Dès le premier plan, on se dit que c’est gagné : l’homme, dans l’ombre, est assis de dos en premier plan et contemple le port de Messine. Tout est parfait : le cadre, la composition, la magnifique photographie en noir et blanc (un toast pour William Lubtchansky !), la lumière… Le plan dure mais le spectateur s’habitue très vite à ce rythme inhabituel que les Straub lui proposent en ne coupant que lorsque c’est nécessaire. Dans chacun des plans de ce film très court (1h06), on retrouvera ce soin apporté au cadre mais également une constante inventivité du montage (la rigueur des plans fixes étant parfois brisée par la beauté de leurs fameux panoramiques où de ces sublimes « travelling » qui épousent le regard d’un voyageur depuis la fenêtre d’un train) et du travail sur le son (même lorsque les acteurs récitent plein cadre un texte très littéraire, nous n’oublions pas le hors champ- un petit bruit sourd qui laisse deviner que le fils s’est affaissé sur la table en entendant une révélation de sa mère, par exemple- et la présence incroyable du monde alentour).
Pour ceux qui ne connaissent pas du tout le cinéma des Straub (pour ma part, j’ai vu quelques-uns de leurs films diffusés sur Arte à l’époque maintenant lointaine où cette chaîne faisait véritablement son boulot !), Sicilia ! peut être une excellente entrée en matière. Comme d’habitude chez eux, il s’agit de confronter un texte « classique » (après Corneille, Hölderlin, Pavese, Barrès et beaucoup d’autres ; c’est ici au tour de l’écrivain antifasciste Vittorini) et de le confronter à notre monde contemporain, à voir ce qui résiste aujourd’hui dans ces œuvres.
La méthode est la même : fidélité absolue au texte et immersion totale dans la terre, les paysages, le peuple qui l’a vu naître. On sera alors frappé par l’universalité d’un texte pourtant daté (1937-38) qui s’accorde parfaitement avec des plans pourtant contemporains, où l’on peut voir des cités en béton et des voitures. Il y est question des conditions de vie des travailleurs les plus pauvres, de luttes de classes (voir les deux hommes riches du train qui voient derrière chaque gueux des voleurs, des criminels voire des « délinquants politiques » en puissance) et de révolutions possibles (voir l’extraordinaire conversation –la dernière- avec le rémouleur). Il y est aussi question du peuple et de sa mémoire : ce peuple, éternel sacrifié, que les Straub exaltent et dont ils montrent la beauté rugueuse. Il faut voir et entendre cette vieille femme qui évoque les figures de son père et de son mari. Se mêlent alors cet attachement à la terre des ancêtres et un désir égal de résistance à toute oppression.
Les films des Straub sont de l’ordre de l’immémorial et du très contemporain. On connaît leur passion pour le peintre Cézanne. Comme lui, ils cherchent à ce que l’œil du spectateur s’enfouisse dans les paysages qu’ils filment, dans cette terre aride de Sicile qu’ils montrent le temps de merveilleux panoramiques. Chacun de leurs plans « brûlent » l’œil et obligent le spectateur à contempler le monde un peu différemment. Là encore : il s’agit de résistance. Le monde ne s’offre pas de lui-même et il s’agit donc de partir à sa découverte. D’une certaine manière, cette histoire d’un homme qui revient sur les terres de son enfance rappelle certains films de John Ford. Il y a chez les Straub le même attachement (même si, bien entendu, la perspective politique est radicalement différente) à la terre, à la minéralité des choses et des êtres. On songe aussi à Renoir dans cette manière d’exalter la véritable dignité du peuple, avec rudesse et sans larme (les larmes sont l’apanage des lâches, dit en substance la mère du héros).
Ces références ne doivent en aucun cas minimiser la singularité de ce film. Sicilia ! peut être aussi bien vu comme une sorte de western que comme un grand film politique.
D’une certaine manière, les Straub dépassent les frontières et en extirpant l’universalité et la musicalité (il faudrait en parler davantage, ne serait ce que pour le plaisir procuré par l’écoute de la langue italienne) d’un texte, ils réalisent un grand film d’aujourd’hui…