Antigone (1991) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (éditions Montparnasse



Quiconque s'intéressant un tant soit peu au travail des Straub ne sera nullement surpris qu'ils aient, un jour, projeter d'adapter à l'écran Antigone. L'histoire de cette jeune fille qui s'oppose à son oncle Créon, digne représentant de tous les pouvoirs oppressifs, en choisissant d'offrir une sépulture à son frère tué lors du siège de Thèbes est un parfait exemple de ces forces de résistance que les cinéastes tentent de mettre en valeur film après film.

Ce mythe a inspiré de nombreux écrivains (vous avez sans doute, comme moi, étudié la version d'Anouilh au lycée !) et les Straub ont opté pour la version retravaillée par Bertolt Brecht de la traduction allemande d'Hölderlin de la tragédie de Sophocle.  J'avoue ne pas connaître toutes les versions mais c'est sans doute la fin qui diffère le plus de la tragédie originelle puisque nous assistons (du moins, par la parole) à l'écrasement militaire de Thèbes par Argos. Moyen pour le dramaturge (et pour les cinéastes) de se replacer dans un contexte contemporain et de tirer des enseignements actuels des textes antiques.

Le film se termine ainsi sur une citation de Brecht dont la conclusion est la suivante : « car l'humanité est menacée par des guerres, vis-à-vis desquelles celles passées sont de misérables essais, et elles viendront sans doute, si à ceux qui tout publiquement les préparent, on ne coupe pas les mains."  

Voir ce qui résiste dans les œuvres du passé, c'est le cœur même du cinéma des Straub qui plantent ici leur caméra dans un ancien théâtre antique et font jouer, en plein air, cette tragédie dans un environnement majestueux. Face à cette nature immuable dont ils captent à merveille la présence matérielle (je me souviens d'un très beau texte de Daney où il écrivait que personne ou presque ne savait filmer le vent. Eh bien dans Antigone, on peut voir et ressentir physiquement le vent qui souffle, au même titre que les variations de lumière qu'entraîne un nuage lorsqu'il passe devant le soleil), les cinéastes filment l'agitation vaine des hommes et les injustices commises au nom de leurs satanées lois.

Face au despotisme du Créon se dresse la résistance acharnée et sauvage d'Antigone qui oppose à la raison d'état sa raison de cœur, son éthique individuelle.

Face à l'iniquité d'un pouvoir aliénant défilent des figures de résistance : Antigone, bien sûr, mais également sa sœur, son fiancé Hémon (le fils de Créon) et l'aveugle Tirésias. Cette lutte incessante fait d'Antigone un véritable film de guerre. De la musique du générique (ma nullité en matière musicologique me laisse penser qu'il s'agit de la chevauchée des Walkyries de Wagner mais ce n'est peut-être qu'une variation sur ce thème, puisque le nom du compositeur n'est pas cité au générique. Toujours est-il que c'est un morceau guerrier !) à la violence des joutes verbales entre l'héroïne et son oncle ; tout renvoie à la violence de tous les conflits qui agitent l'Histoire : conflits de classes mais également conflits de la conscience individuelle contre l'oppression des tyrans.

Face à ce Pouvoir, Antigone est sans doute l'une des figures les plus révoltées et les plus acharnées du cinéma des Straub (Bach, par exemple, composait avec les contraintes)  et offre la métaphore la plus parfaite de leur idée du cinéma : quelque chose qui résiste obstinément.

Derrière quelques personnages de théâtre en toges qui déclament leurs textes, c'est toutes les voix du peuple opprimé et de la colère qui gronde contre un pouvoir inique qui prend corps et que l'on peut entendre distinctement.

Ecoutez bien les films des Straub (même si, comme le signalait un commentateur avisé, j'émets une petite réserve quant aux traductions littérales des textes de Danièle Huillet qui brouillent la compréhension), tout y vibre au son du monde : les bruits de la nature, la musicalité des textes, le sens des paroles prononcées (dans un espace farouchement délimité par la mise en scène entre le représentant du Pouvoir et ceux qui s'y opposent).

Nul doute qu'il subsiste encore aujourd'hui de nombreux Créon à qui il ne faut pas hésiter à « couper les mains ». Ecoutez cette marée qui monte, ces voix qui s'élèvent...

Vous l'entendez, cette insurrection qui vient ?


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