La graine et le mulet (2007) d’Abdellatif Kechiche avec Hasfia Herzi, Habib Boufares, Bruno Lochet.

 

Comme d’habitude, je commence la nouvelle année en rattrapant mon retard sur les dernières sorties de l’année précédente. Pour être tout à fait franc, je n’arrivais pas à me débarrasser d’une certaine réticence avant de me décider à aller voir le dernier opus d’Abdellatif Kechiche : 2h30 de projection (je n’aime pas les films longs), un accueil critique trop unanime et un rapport au cinéaste assez ambigu. Je m’explique : j’ai beaucoup aimé l’esquive mais les virulentes critiques qu’a suscitées ce film chez quelques voisins internautes (je parle de ceux que je respecte et que j’admire) m’ont troublé. Me serais-je fait avoir par ce film ? L’aurais-je surestimé ? Le doute s’est d’autant plus insinué en moi que j’ai découvert par la suite La faute à Voltaire, premier film de Kechiche, et l’ai trouvé assez médiocre malgré un excellent quart d’heure final.

Je redoutais donc un peu La graine et le mulet et les premières minutes de ce film m’ont laissé sceptique. D’emblée, le film s’inscrit dans une tradition naturaliste du cinéma français que je ne prise guère. Pour résumer rapidement ce qu’il raconte, nous dirons qu’il s’agit d’une chronique où le cinéaste peint le quotidien de quelques personnages issus du peuple en tournant spécifiquement autour de Slimane, vieil immigré travaillant sur des chantiers, qui décide de se reconvertir dans la restauration après son licenciement.

Comme je le disais à propos de La faute à Voltaire, Kechiche n’est pas un styliste et j’avoue avoir d’abord été un peu irrité par cette caméra sans cesse en mouvement, le cadre approximatif et rarement beau de la graine et le mulet. De même, la trame scénaristique m’a d’abord fait croire à un de ces innombrables « film sociaux » où la complainte des victimes et les gémissements pleurnichards font office de « mise en scène ». Le coup du vieil homme dont on se débarrasse après trente-cinq ans de bons et loyaux services n’est pas une nouveauté et l’on craint de devoir subir un film à thèse avec toute sa sarabande de lieux communs (délocalisations, mondialisation, blabla…)

Or, très vite, le film dépasse son cadre étriqué et fonctionne à merveille. A tel point que je me suis demandé si ce ne sont pas ses admirateurs qui font le plus de mal à Kechiche. Déjà, je me souviens avoir été horripilé par tous les snobinards de la critique se pâmant devant la « beauté » du verlan employé dans l’esquive et la « musicalité » de la langue de banlieue alors que le cinéaste montrait exactement l’inverse, que la langue est une prison et que les seuls personnages ayant une petite chance de sortir de leur milieu d’origine étaient ceux qui savaient changer de registre de langage. De la même manière, j’avais un peu le sentiment qu’avec La graine et le mulet, la critique bien-pensante avait trouvé son « gentil arabe » capable de faire vibrer la fibre folklorique du lecteur de Télérama (le couscous, la danse du ventre…) tout en caressant dans le sens du poil sa bonne conscience « de gauche » (on se désole des effets désastreux du libéralisme sauvage…). Un peu le style Guédiguian lorsqu’il est dans ses mauvais jours !

Or il n’en est rien.

Au début du film, les ouvriers du chantier se plaignent des patrons qui refusent désormais d’embaucher « des français ». Le mot est lancé : il n’est plus ici question d’immigration, d’intégration, de xénophobie… Slimane et sa famille (nombreuse) sont français et l’on va pouvoir les envisager non comme des « types » ou des symboles mais comme de véritables personnages de cinéma. Et là Kechiche fait ce qu’il sait le mieux faire : laisser durer les plans, filmer la parole jusqu’à son épuisement (une langue vivante où se mêlent les idiomes arabes, l’accent du midi, le vocabulaire propre à chaque génération…) et saisir sur le vif les visages et les corps.

La graine et le mulet se compose presque uniquement de longues séquences (le couscous familial du dimanche, une discussion entre une mère et sa fille, la grande soirée d’inauguration finale et ce morceau désormais anthologique de la danse du ventre…) où il ne se passe rien (d’un point de vue strictement narratif) mais qui donne comme rarement le sentiment d’être en prise avec la vie, d’offrir une vision ni caricaturale ni enjolivée du « peuple » (ce peuple que les cinéastes semblent avoir renoncé à représenter à l’écran). Kechiche empoche la mise en jouant sur la durée et pour peu qu’on ne considère pas la mise en scène seulement comme de la belle image, bien cadrée et composée avec minutie ; mais également comme du temps et une capacité de donner de la chair à des personnages ; le film est une parfaite réussite.

J’aime beaucoup la manière dont le cinéaste déjoue les pièges qu’il s’est lui-même tendus. Parce que pour être tout à fait franc, je pense (cf. la faute à Voltaire) que Kechiche n’est pas un grand scénariste et dès qu’il s’agit de faire avancer le fil du récit, le film faiblit. Je pense à ces scènes un peu faciles à la banque ou à la mairie lorsque Slimane et sa belle-fille (Rhym) tentent d’obtenir un prêt pour le restaurant et les diverses autorisations administratives. Mais là encore, le cinéaste parvient à affiner la caricature en poussant les scènes à bout et si l’on rit des mauvaises volontés auxquelles se heurtent nos apprentis entrepreneurs, c’est parce que la vie elle-même peut être caricaturale et que ces banquiers et ces administratifs ne sont pas « mauvais » (Kechiche ne les stigmatise pas, il leur donne à eux aussi le temps d’exister) mais qu’ils ne peuvent pas penser autrement que dans leur propre (et sale !) logique.  

Comme dans L’esquive qui proposait une ébauche de scénario du style « je ne suis rien mais je m’en sortirai par le théâtre » en se révélant beaucoup moins schématique sur la fin ; la graine et le mulet laisse entrevoir à un moment donné une trame narrative proche de certains films britanniques pas désagréables mais un peu mielleux (les virtuoses) et qui voudraient nous faire croire aux vertus du système D (on retape le bateau en famille) et de la solidarité pour vaincre l’adversité. Or le film est bien plus complexe que ça. Certes, il est extrêmement chaleureux et il y a beaucoup d’empathie dans le regard de Kechiche lorsqu’il filme ces réunions de famille interminables, mais il sait aussi montrer les jalousies, les rivalités et la cruauté qui peut s’immiscer dans ce petit monde.

Pour moi, l’un des plus beaux personnages du film est périphérique : c’est celui de Julia. C’est la femme de Magyd, le dragueur de la famille qui multiplie les aventures malgré son jeune nourrisson. Sans entrer dans les détails, Julia réalise que la famille de Magyd « couvre » ses infidélités et qu’elle n’a finalement jamais été considérée comme un membre à part entière de ladite famille. Kechiche montre que ce petit microcosme familial « idyllique » est aussi touché par l’hypocrisie. La scène où Julia pique une crise de nerfs et, en larmes, vide tout ce qu’elle a sur le cœur devant Slimane est sans doute l’une des plus intenses du film, un moment incroyable où, effectivement, Kechiche renoue avec la force du cinéma de Pialat (cette manière de pousser à bout les acteurs jusqu’à les faire suffoquer).

Les acteurs sont tous incroyables et Kechiche sait les rendre « beaux » malgré des défauts qu’il ne cache pas : c’est l’élégance fatiguée de Slimane où celle de ces musiciens qui lui viennent en aide par amitié, c’est la force de caractère de la mère et des filles de la famille. C’est également des silhouettes auxquelles le cinéaste donne tout de suite vie. Mais c’est surtout Hasfia Herzi, révélation éclatante dans le rôle de la « belle-fille ». Cette jeune fille incroyablement séduisante (la scène de danse du ventre est sans doute l’une des plus sensuelles que nous ait offerte 2007 !) dégage une présence et une énergie inoubliable. Elle illumine tous les plans qu’elle traverse et ses joutes verbales avec Slimane ou avec sa mère sont superbes.

La réussite de la graine et le mulet tient dans cette manière qu’a le cinéaste d’ajuster de purs « blocs » de durée (le film se résume à quelques séquences étirées jusqu’à l’épuisement) et de les moduler de manière presque musicale (la douceur chaleureuse du premier couscous, l’intensité de la crise de nerfs de Julia, la tendresse amusée des discussions entre Slimane et Rhym, la tension de la soirée d’inauguration…). Si c’est moins le cadre que le temps qui intéresse Kechiche, il réussit néanmoins à nous offrir quelques très belles scènes d’un point de vue purement « plastique » : certains changements d’axes sont assez audacieux et la scène finale où Slimane court dans une cité déserte derrière trois petits voyous qui lui ont volé sa mobylette est magnifique, à la lisière du fantastique.

La force du film, c’est qu’il évacue tout discours social tout en parlant très bien de notre monde actuel, qu’il sait se montrer chaleureux sans verser dans l’unanimisme un peu mièvre. Lorsque arrivent les derniers plans, on ne sait que penser de ce qui adviendra à tous ces personnages : ce n’est pas le « quand on veut on peut » un peu trop classique de ce genre de fiction ni le pessimisme foncier du « c’est comme ça et ça ne changera jamais » ! Tout reste possible quand tombe le couperet du générique.

Mieux qu’un « beau » film, la graine et le mulet est un grand film ouvert. C’est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire…

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