Le joli mai (1963) de Chris Marker et Pierre Lhomme

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Le mois de mai 62 ne fut pas un mois comme les autres. Il fut étonnement froid et pluvieux (est-ce qu'un cinéaste aura réussi à immortaliser le sinistre mai 2013?) mais ce fut surtout le printemps d'une nouvelle époque. Un grand cinéaste est peut-être celui qui parvient, au-delà des contingences du présent, à percevoir les mutations d'une société, le basculement vers une période où rien ne sera plus jamais comme auparavant.

Mai 62, c'est à dire un mois après le référendum sur les accords d'Évian et la fin de la guerre d'Algérie. La France n'est pas passée loin d'une véritable guerre civile et Marker filme d'ailleurs une cérémonie d'hommage aux victimes du métro de Charonne, morts lors de la fameuse grande manifestation contre l'OAS de février 1962 où les « matraqueurs assermentés fignolèrent leur besogne ».

 

Chris Marker et Pierre Lhomme décident donc de partir à la rencontre de cette France de 1962.

En découvrant ce film, je me suis souvenu d'un très beau texte que Michel Delahaye1 lui avait consacré dans les Cahiers du cinéma. Texte assez dur où le grand critique pointait la dimension manipulatrice du film et lui préférait d'autres œuvres comme celles de Rouch ou le Hitler, connais pas de Blier.

50 ans après sa sortie, certains des griefs de Delahaye me semblent toujours justifiés. Quitte à commettre un crime de lèse-majesté, je trouve même que le début du film n'est pas très bon.

En fait, le cinéaste se laisse un peu piéger par ce qu'on appelait alors la tentation du « cinéma vérité ». Descendre dans la rue, filmer à la volée et interroger les individus était alors considéré comme des vecteurs de « réalisme ». Il est pourtant bien évident que des paroles recueillies dans la rue n'ont jamais fait office de « vérité » et que quelqu'un qui s'exprime devant une caméra ne dit pas forcément ce qu'il croit et ressent mais ce qu'il pense devoir dire à un « public ».

 

Les premiers interviews sont assez déplaisants dans la mesure où l'on sent que ce qui a motivé les cinéastes, c'est l'épinglage. Du petit commerçant qui ne pense qu'au fric (tellement facile à stigmatiser) au couple timide qui avoue ne pas se préoccuper des autres ; il y a dans le film une manière parfois désagréable de chercher la connivence du spectateur pour s'ériger en juge et se moquer à peu de frais des « cobayes » qui semblent tout gênés de se trouver là.

Même lorsque Marker laissera davantage parler ses « invités » (un étudiant africain, un jeune ouvrier algérien, deux ingénieurs...), il y aura toujours la présence omniprésente d'un « intervieweur » assez intrusif, cherchant systématiquement à orienter les questions et à réduire , d'une certaine façon, le Réel à des cases bien définies (ou se divisent les salauds et les gentils, ceux qui maîtrisent la pensée et ceux qui ne le peuvent pas...). D'une certaine manière, et à son corps défendant, Le joli mai invente ce qui deviendra le quotidien de la télévision : une sorte d'assaut permanent contre l'intimité et un désir de transparence qui ne se satisfait ni du silence, ni de la subtilité. En ce sens, d'un point de vue strictement documentaire, le film est bien moins intéressant que le film de Denis Gheerbrant Et la vie ou même le Chronique d'un été de Rouch. Marker et Lhomme échouent souvent lorsqu'ils sont dans l'entretien direct, le pur recueillement de la parole.

 

Si Le joli mai reste, malgré ces réserves, un grand film, c'est parce qu'il ne faut pas le voir comme un « documentaire ». Il s'agit davantage d'une méditation poétique sur Paris et sur l'époque. Ce que ne pouvait pas voir Delahaye qui en livrait alors une lecture strictement contemporaine, c'est à quel point le film de Marker était visionnaire. Le cinéaste sent que les choses évoluent et il filme exactement ce qu'il faut filmer : les mutations urbaines avec des séquences hallucinantes dans des bidonvilles à Aubervilliers qui seront bientôt remplacés par des grands ensembles. Le cinéaste immortalise ce moment où une famille nombreuse quitte son taudis pour accéder à des logements décents. Mais il pressent déjà les problèmes qu'amèneront ces banlieues grises et déshumanisées.

Il est aussi question du progrès technique et d'une possible libération de l'homme par la machine, à l'image de ces deux ingénieurs affirmant qu'il était d'ores et déjà possible d'instaurer la semaine de 30 heures. Inversement, il montre aussi les conflits sociaux qui accompagnent cette société des loisirs en devenir.

A travers cette France qui se lance dans le consumérisme effréné et qui tente tant bien que mal de panser les cicatrices de la décolonisation, Marker préfigure d'une certaine manière les mouvements contestataires qui vont se développer quelques années plus tard. Il interroge à ce titre un prêtre ouvrier désormais entièrement dévoué au combat politique.

 

De la même manière, et comme ça sera toujours le cas, Marker soigne son commentaire et invente une forme inédite de « documentaire ». Il s'agit moins de « montrer » froidement quelque chose que de méditer, se laisser aller à ses pensées. Placée sous le signe de Fantomas, la deuxième partie évoque également le Paris des surréalistes avec ce que cela suppose d'étrangeté et de mystères. Le texte dit par Montand est très beau. Aux propos très généraux sur l'avenir, la politique ou Dieu se mêlent des considérations sur la solitude des êtres. Le temps d'une petite seconde, on reconnaît Godard, Rivette et Resnais ou on assiste à une cérémonie où De Gaulle défile sur les Champs-Elysées...

Tous ces éléments épars finissent par composer un patchwork assez passionnant sur le Paris de cette époque.

Sans être mon film préféré de Chris Marker et malgré quelques facilités de ce pseudo « cinéma vérité », Le joli mai reste une œuvre à découvrir sans faute...

 

 

1 Qu'on retrouvera dans le recueil intitulé A la fortune du beau, édité chez Capricci

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