Camille Claudel 1915 (2013) de Bruno Dumont avec Juliette Binoche

 classe.jpg

Camille Claudel 1915 marque sinon un virage dans l’œuvre de Bruno Dumont, du moins un écart, une étonnante embardée. Pour la première fois, le cinéaste s'attaque à une figure « historique » (celle de la sculpteur Camille Claudel), fait appel à une star internationale (il avait déjà travaillé avec des professionnels pour TwentyNine Palms mais ses comédiens avaient alors une renommée moindre que celle de Binoche) et s'aventure sur le terrain miné du « film d'époque ».

 

S'attaquer à la figure de Camille Claudel n'était pas une mince affaire dans la mesure où l'artiste est devenue aujourd'hui une sorte de symbole à la fois de l'artiste maudit mais également, comme l'a prouvé encore très récemment une médiocre bande dessinée qui lui est consacrée, le symbole de la lutte des femmes opprimées contre une société phallocrate.

Ne pas réduire cette femme aux insignifiantes « causes » dont se repaît la médiocrité de notre époque, voilà une des premières choses à mettre au crédit de Bruno Dumont. Deuxième écueil qu'il parvient à éviter : celui du romanesque académique à la Bruno Nuytten. Il est vrai que la violente passion qui unit Camille Claudel à Auguste Rodin aurait pu donner lieu à de nouvelles variations sur le thème de la folie amoureuse et des déchirements sentimentaux douloureux. Or il n'est pas question ici de raconter la vie de la sculpteur dans les détails mais de se concentrer sur un épisode presque insignifiant de 1915 alors qu'elle est internée dans un asile d'aliénés à côté d'Avignon et qu'elle attend la venue de son frère.

 

Dumont procède un peu à la manière de Bresson lorsque celui-ci filmait Jeanne d'Arc : il se concentre sur des instants très précis de sa vie et dépouille le personnage de tous ses oripeaux. La première scène est, à ce titre, assez emblématique puisque le personnel soignant de l'asile vient chercher Camille pour lui faire prendre un bain. Il s'agit de dénuder le personnage et de trouver sa vérité à rebours de la légende. Cette obsession de la vérité nue va ensuite se lire sur le visage de Juliette Binoche que Dumont filme crûment, sans maquillage, les traits marqués par le fatigue et les larmes.

Même si le cinéaste cadre, de temps en temps, en plans généraux et renoue ainsi avec le sens pictural qu'on retrouve toujours dans ses paysages filmés en Scope, il prend aussi la peine de s'approcher des visages et pratique plus volontiers le gros plan. Il utilise de manière plus systématique les longues focales qui abstraient les personnages de leur environnement proche, rendant la profondeur de champ floue.

Cette inadéquation entre un personnage et son environnement fait tout l'intérêt « expérimental » de Camille Claudel 1915 dans la mesure où Dumont plonge, pour la première fois, un corps résolument étranger dans « son » univers (ces aliénés ne sont pas très éloignés des personnages simplets qui peuplent ses autres films). Il fallait une grande star pour que l'expérience réussisse puisque Camille Claudel est une artiste reconnue confrontée à un royaume radicalement « autre » : celui de la folie. Si Juliette Binoche a pu m'agacer sur grand écran ces dernières années (comme Isabelle Huppert, elle a parfois tendance à trop « intellectualiser » ses rôles et à incarner l’ambiguïté et la « profondeur » de manière un peu trop « professionnelle »), elle est ici magnifique de bout en bout. Dumont est parvenu à en faire sa créature, à lui ôter tous ses « tics » et à la « dénuder » pour ne plus laisser que la chair et les os. L'émotion qui saisit le spectateur lorsque le cinéaste la cadre en plan rapproché épaule à la fin du film tandis qu'un carton annonce qu'elle passera les 29 dernières années de sa vie dans cet asile n'a rien de fabriqué et donne des frissons.

 

Comme toujours chez Dumont, l'expérience de Camille Claudel est une expérience « humaine ». Une fois de plus, le spectateur oscille entre la pesanteur (ces comédiens « aliénés » et prisonniers de leurs écorces terrestres, filmés sans la moindre complaisance mais avec un aplomb assez déstabilisant) et la grâce. Symptomatiquement, le cinéaste ne s'intéresse aucunement à « l'Art » de Camille Claudel (tout juste la verra t-on malaxer un peu de terre) mais son personnage est sans arrêt habité par une sorte de mysticisme qui confine à la folie furieuse (comme dans Hadewijch). C'est le cas également de son frère Paul qui finit par lui rendre visite. Alors qu'il s'était essentiellement concentré sur le point de vue de Camille, Dumont « oublie » soudainement son personnage pour adopter le point de vue de ce frère et de ses atermoiements moraux et métaphysiques. L'absolu qui semble guider ces deux individus les rapproche finalement de ces « fous » dont Camille se sent si différente. Il s'agit une fois de plus de sonder au plus profond le cœur de la nature humaine et son extrême ambiguïté, entre l'animalité et l'aspiration à l'idéal, entre la Raison et la Folie.

 

Tous ces thèmes qui parcourent l’œuvre de Dumont depuis le magnifique La vie de Jésus se retrouvent « précipités » (au sens chimique du terme) dans cette chronique dédramatisée et dépouillée.

 

Camille Claudel 1915 est une épure. Un film de visages mais aussi de cris et de larmes. En confrontant à l'altérité une « star » (que ce soit Claudel ou Binoche) et en important dans son cinéma ce « corps étranger », Dumont signe une œuvre intense et profondément émouvante...

Retour à l'accueil