Coffret Guru Dutt : une légende de Bollywood (Editions Carlotta Films)

 

L'assoiffé (1957) de et avec Guru Dutt

Le maître, la maîtresse et l'esclave (1959) d'Abrar Alvi avec Guru Dutt

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Même si l'on a vu se développer une certaine mode pour « Bollywood », le cinéma indien reste un continent largement méconnu en nos francophones contrées. Pour ma part, ma connaissance de ce territoire cinématographique se limite à quelques films du grand Satyajit Ray. Il s'agit donc, une fois de plus, de saluer l'heureuse initiative des excellentes éditions Carlotta qui rééditent aujourd'hui deux films du grand Guru Dutt (Fleurs de papier était prévu à l'origine mais un problème technique ne nous a pas permis de le découvrir. Espérons qu'il ne s'agisse que d'un contretemps provisoire).

Guru Dutt est sans doute le cinéaste (et comédien) qui synthétise le mieux tous les courants du cinéma indien, entre les canons du cinéma « bollywoodien » (films fleuve1 aux intrigues mélodramatiques, omniprésence des morceaux musicaux...) mais sans cette patine « kitsch » qui plaît tant aujourd'hui (crachons une fois de plus sur le pénible culte du « second degré » auquel tout le monde succombe) et une véritable vision « d'auteur ». L'assoiffé est un film extrêmement personnel, qui annonce d'une certaine manière la fin tragique de Guru Dutt (le cinéaste se suicidera en 1964) tandis que Le maître, la maîtresse et l'esclave est un tableau de la fin d'un monde qui évoque souvent Le salon de musique de Ray.

 

L'assoiffé (1957) illustre avec une force incroyable l'éternel conflit entre l'artiste et la société. Vijay (incarné par Guru Dutt lui-même) est un poète idéaliste qui ne récolte que le mépris de ses pairs : que ça soit un éventuel éditeur ou ses frères qui ont vendu son cahier de poésies pour des queues de cerises. Seule une jolie prostituée se révélera sensible à la beauté de ses vers...

Guru Dutt ouvre son film par des images du poète dans la nature. A travers une série de champs/contrechamps, il admire la beauté et l'harmonie du monde. Son regard se porte sur un bourdon qui virevolte jusqu'au moment où un passant pressé écrase l'insecte. Tout le film tient dans cette métaphore : le poète se situe du côté de l'Idéal, de l'harmonie et c'est la société, l'homme vulgaire qui vient l'écraser ou l'enfermer (Guru Dutt jouera sans cesse, par la suite, sur un cadre qui enferme l'homme derrière des vitres, des barreaux, des murs, des grilles...).

Tandis que Vijay s'emploie à trouver un certain ordre du monde, il réalise à quel point la société contrarie cette harmonie et introduit des dissonances : seules compte l'avidité des individus et la réussite matérielle. Pour l'argent, l'homme est capable de renier son frère (la fratrie de Vijay n'est pas épargnée) et d'enterrer un bel amour (Meena, l'ancienne petite amie du poète qui a préféré épouser un riche éditeur pour assurer sa « sécurité » matérielle). Dans cet univers corrompu, seule les « proscrits » de la société semblent conserver une étincelle d'humanité. C'est paradoxalement chez celle qui vend son corps (la prostituée) que l'on retrouve la plus belle âme ou encore chez l'ami « masseur » de Vijay que demeure une certaine conscience.

Énoncé de cette manière sur le papier, mon lecteur pourrait croire que le film se contente d'enfiler les lieux communs comme des perles. Or si Guru Dutt s'appuie avec beaucoup de talent sur certaines ficelles inhérentes au genre (le mélodrame), il transcende les clichés par la grâce d'une mise en scène incroyablement intense.

Les conflits qu'il illustre (poète/société ; idéalisme/matérialisme ; conscience/corruption...) sont traités avec une lyrisme assez époustouflant. Le cinéaste joue aussi bien avec les éléments « naturels » (le rôle poétique et expressif du vent que l'on retrouvera dans Le maître, la maîtresse et l'esclave) qu'avec la lumière qui sculpte les visages, leur donne une expressivité incroyable le temps de quelques sublimes gros plans. Chaque mouvement de caméra correspond à un état d'âme des personnages : lors d'une soirée organisée par celui qui est devenu son « éditeur », Vijay retrouve son amour de jeunesse et de grands travellings traversent l'espace et le temps pour aller capter l'émotion sur leurs visages.

 

Le cadre du mélodrame permet également à Guru Dutt de livrer une certaine critique sociale et d'exprimer sa désillusion quant à l'émancipation de son pays après la décolonisation. Il offre une image d'un pays ravagé par la misère et totalement revenu de ses illusions. A ce titre, une des chansons du film est une longue complainte à ce qu'est devenue « la mère Inde » tandis que la caméra du cinéaste offre une vision presque « réaliste » d'une rue miséreuse.

Contrairement au schéma classique d'un trajet initiatique où l'artiste finit par être reconnu, Dutt montre à quelle point est vaine cette « gloire » (voir la manière dont tous ceux qui ont ignoré Vijay se partagent son « héritage » lorsqu'ils le croient mort). L'assoiffé offre une vision très noire de l'humanité : Guru Dutt, à l'instar de son personnage, ne se fait aucune illusion et se filme en irréductible « non réconcilié », refusant les règles du jeu social (qui ne sont qu'apparences, hypocrisies et vénalités...)

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A la suite de ce film, le cinéaste poursuivra dans une veine autobiographique avec Fleurs de papier. Mais cette fois, l’œuvre est un gros échec commercial et Guru Dutt décide d'arrêter de faire des films en tant que réalisateur et se contente de faire l'acteur.

C'est donc Abrar Alvi, son scénariste, qu'on retrouve derrière la caméra du Maître, la maîtresse et l'esclave (1959). Mais Guru Dutt produit le film, chorégraphie les numéros musicaux (ils sont tous superbes) et si l'on en croit Charles Tesson, spécialiste du cinéma indien, on peut le considérer comme le véritable co-réalisateur de l’œuvre.

 

Dans ce film, un vieil architecte déambule à travers les ruines d'un palais et se souvient de sa jeunesse. Fraîchement débarqué de son village, Bhootnath est engagé au service d'un producteur de vermillon...Le film suit alors deux chemins parallèles : d'un côté, le parcours initiatique d'un jeune homme naïf qui se retrouve « coincé » entre deux femmes (la fille de son patron avec qui il se chamaille et l'épouse d'un des maîtres qui demande à Bhootnath de l'aider à reconquérir son mari volage) ; de l'autre, un tableau à la Satyajit Ray d'un monde en train de disparaître. Les maîtres du palais vivent les derniers feux d'une époque décadente. Le système des castes vacille tandis que l'autorité du colonisateur anglais est contestée (voir la scène de l'attentat).

Avec un certain talent, Abrar Alvi tisse sa toile narrative avec les éléments hétérogènes de son récit : une structure mélodramatique (la femme délaissée finira par devenir alcoolique), des numéros musicaux diégétiques (ce sont les spectacles que commandent le maître des lieux, avec alcool, danseuses et prostituées) et quelques touches d'humour.

Il faut d'ailleurs noter que l'humour n'était pas totalement absent d'un film aussi noir que l'assoiffé, notamment grâce à la figure cocasse du « masseur » de rue, sorte de camelot vendant à la criée ses lotions capillaires, interprétée par Johnny Walker, une espèce de Jerry Lewis indien.

 

Pour être tout à fait franc, Le maître, la maîtresse et l'esclave se révèle un peu moins intense que L'assoiffé. Peut-être parce que, comme le suggère Charles Tesson, Guru Dutt surjoue un peu le côté candide de son personnage et qu'on a du mal à s'identifier à ce benêt. Mais plus le film avance, plus les murs du palais semblent tomber en ruine et plus le film gagne en force et en profondeur. Rythmé par des morceaux musicaux fabuleux (les chorégraphies sont somptueuses, gorgées de ce lyrisme propre à Dutt), le récit creuse la vérité de chaque personnage et parvient à nous faire ressentir ce basculement d'un monde à un autre (avec ce que cela suppose comme mélancolie).

Ce qui pourrait dans un premier temps apparaître comme une œuvre « culturellement datée » (je pense qu'il y a des références à l'histoire indienne et à l'organisation de la société qui me sont passées au-dessus de la tête) finit par se changer en un mélodrame universel extrêmement poignant et dense.

 

C'est donc avec impatience qu'on espère que les éditeurs poursuivront cette judicieuse initiative qu'est la redécouverte de l’œuvre de Guru Dutt...

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Bonus : A la recherche de Guru Dutt, un documentaire didactique reposant essentiellement sur les témoignages des proches du cinéaste (y compris sa mère, son frère et sa sœur). Même si l'on peut regretter une certaine complaisance chez certains (ceux qui estiment que Dutt les avait choisis parce qu'ils étaient « les meilleurs »), le film a le mérite de nous initier à une œuvre largement méconnue (présentée de manière chronologique) et de nous donner envie d'en savoir plus sur cet immense cinéaste...

 

 

1 Les deux œuvres proposées durent près de 2h30 !

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