Wake in fright (1970) de Ted Kotcheff avec Gary Bond, Donald Pleasence

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Cinéaste canadien d'origine bulgare, Ted Kotcheff a un parcours atypique. Il débute en 1962 avec La belle des îles, tourne une dizaine de films avec quelques grandes stars (James Mason, Gregory Peck, Jane Fonda, Jacqueline Bisset, Richard Dreyffus...) mais sans vraiment marquer les esprits (de mon côté, je n'avais vu que La grande cuisine, sympathique comédie policière et culinaire).

Enfin, il connaît son unique grand succès avec Rambo (le premier du nom) en 1982 avant de sombrer à nouveau dans l'anonymat.

En découvrant cet étonnant Wake in fright, on se dit que sa filmographie mériterait sans doute d'être revisitée tant cette œuvre prend aux tripes et décape. Avec ce film, Ted Kotcheff adapte un roman de Kenneth Cook sorti en France sous le titre Cinq matins de trop. Si je ne connais pas ce livre précisément, j'ai déjà lu des nouvelles de cet écrivain aventurier et j'y ai bien retrouvé son univers : le bush arriéré australien, un regard ironique mais jamais condescendant sur « l'outback », le rôle primordial tenu par le rapport de l'homme aux animaux...

 

John Grant est un instituteur que l'éducation nationale a envoyé dans un coin reculé du désert australien. Désireux de passer ses vacances à Sydney, il prend le train et fait escale à Bundanyabba. Sur place, il se mêle à la population locale et son séjour va se transformer en cauchemar...

 

Même si Wake in fright se déroule loin des États-Unis, il ne paraît pas illégitime de l'englober dans ce que l'on a appelé le « nouvel Hollywood ». En effet, le film s'inscrit dans cette lignée de film dur et désenchanté qui, à l'heure de la guerre du Vietnam et d'une contestation globalisée, s'interroge avec amertume sur la nature humaine. On pense d'abord aux grands films d'horreur que Wake in fright semble annoncer : Massacre à la tronçonneuse ou La colline à des yeux de Wes Craven. Il y a chez Kotcheff une même confrontation à la sauvagerie et une même volonté d'aller explorer des zones reculées où la « civilisation » semble avoir déserté.

Mais mise à part une éprouvante séquence de chasse aux kangourous qui fera certainement beaucoup pour sa célébrité, le film lorgne plus du côté d'une comédie noire au réalisme halluciné que vers le cinéma d'horreur. Petit à petit, le héros se laisse prendre au piège d'un univers qu'il découvre d'abord avec curiosité puis avec effroi.

Car ce qui caractérise les habitants de « Yabba », c'est leur grande générosité et leur désir d'être serviable envers les étrangers. Il se trouve toujours quelqu'un pour payer une bière à John et pour lui montrer les coutumes pittoresques du coin. C'est ainsi que notre instituteur se met à jouer et perd toutes ses économies à pile ou face.

La force du film de Kotcheff, c'est à la fois sa précision documentaire (le cinéaste a vécu avec ces gens pour s'imprégner de leur univers et on imagine que les beuveries fréquentes qui rythment le film n'ont pas été simulées pendant le tournage!), la sécheresse de sa mise en scène mais aussi un regard qui n'a jamais rien de surplombant. Certes, le tableau que peint le cinéaste de ces ploucs de l'Outback n'a rien de reluisant : tous ces individus sont violents, soiffards et ne semblent écouter que leurs plus viles pulsions. Pourtant, il ne les juge pas et partage même avec son personnage une certaine fascination pour ces us et coutumes si singuliers. La longue séquence du jeu est assez fascinante en ce sens qu'elle prend acte de ce basculement : John commence bien évidemment par gagner et se laisse griser par l'ambiance moite du tripot. Quand vient la débandade, le choc est encore plus rude et il s'enfonce peu à peu dans un cauchemar suffocant.

Le plus perturbant dans ce « cauchemar », c'est que l'entourage de John a beau être un brin dérangé (notamment ce fabuleux médecin alcoolique qu'incarne le génial Donald Pleasence, aussi inquiétant et fêlé que dans le Cul-de-sac de Polanski), il est toujours bienveillant pour lui.

Spectateur passif, l'instituteur est entraîné dans d'épiques beuveries, dans une partie de jambes en l'air qui tourne court avec la nymphomane du coin puis dans cette fameuse partie de chasse aux kangourous.

Le réalisme documentaire du passage est extrêmement perturbant d'autant plus que les hommes alcoolisés n'hésitent pas à finir les bestioles « à la main » en les égorgeant au couteau. Les scènes de chasse ont toujours une fonction bien précise au cinéma, notamment de révéler quelque chose de la nature humaine (la plus fameuse restant celle de La règle du jeu de Renoir). Ici, Kotcheff dépouille l'homme des oripeaux dont la civilisation le pare pour mettre à nu les pulsions les plus sauvages de ses personnages. Face à nous, il n'y a plus d'êtres humains mais des barbares avides de barbaque, de beuveries et de meurtres.

Face à cette accumulation de beuveries, de bagarres, de soif de sang et de chasse, la réalité se dérègle et Kotcheff de traduire, en particulier le temps d'une impressionnante séquence montée très « cut », les visions mentales de son personnage. Tout se passe comme si la bière, la sueur et la poussière montaient au cerveau d'un héros sombrant peu à peu dans la folie.

 

Wake in fright reste en mémoire pour cette vision d'une humanité désolée, où le vernis de la civilisation craquelle et où resurgit le spectre de la sauvagerie. En ce sens, le film annonce également le Délivrance de Boorman et on n'est pas prêt d'oublier ces plans écrasés par le soleil au point que la vision en devient brouillée.

 

Une pépite oubliée à redécouvrir, selon la formule consacrée, toutes affaires cessantes...

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