Le grand soir (2012) de Benoît Delépine et Gustave Kervern avec Albert Dupontel, Benoît Poelvoorde, Brigitte Fontaine, Gérard Depardieu

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Dévoilons d'emblée le meilleur gag du film (sautez quelques lignes si vous ne l'avez pas encore vu) : Not (Benoît Poelvoorde), le punk à chien qui glandouille sur un parking de supermarché se met soudainement à danser extatiquement et convulsivement en s'admirant dans des vitres réfléchissantes. Après avoir fait durer un peu la scène, Delépine et Kervern proposent un malicieux contrechamp qui permet au spectateur de réaliser que Not est en train de s'agiter devant les fenêtres sans tain... d'un restaurant.

Au-delà du gag (très drôle), ce passage résume assez bien le propos du Grand soir : filmer des personnages qui évoluent dans des espaces totalement séparés et un monde qui enferme chaque individu dans des cadres rigides. L' « anarchisme » de Delépine et Kervern tient finalement moins à un discours convenu sur les ravages du libéralisme et du capitalisme sauvage qu'à cette manière qu'ont leurs personnages de sortir du cadre ou d'en jouer (voir ce moment savoureux où Not s'amuse des caméras de surveillance). Un autre très bon moment du Grand soir est ce long travelling qui suit Not et son frère Jean-Pierre (Albert Dupontel), bien décidés à marcher droit malgré les obstacles, et qui traversent les pavillons d'une petite ville de province en provoquant l'ire des propriétaires. Marcher droit et faire tomber les barrières, telle pourrait être la devise des cinéastes.

 

Le film n'étonnera pas les connaisseurs de l’œuvre de Delépine et Kervern. Avec cette histoire de deux frères que tout oppose (Not est un punk qui vivote au jour le jour tandis que Jean-Pierre est commercial et vend des matelas), les deux compères s'inscrivent dans la lignée de leurs derniers films, que ce soit Louise-Michel (victime du libéralisme sauvage, Jean-Pierre cherche à mener une grande rébellion) ou Mammuth (le film prend parfois des allures de road-movie minimaliste).

Ce qui fait toujours plaisir, c'est de voir une comédie qui ne s'appuie jamais sur des dialogues théâtraux ou de grosses ficelles vaudevillesques. Les cinéastes n'oublient pas la mise en scène et, encore une fois, il sera question de cadre puisqu'ils jouent avec toutes ses possibilités : la profondeur de champ (excellente scène où Not porte le CV de son frère dans un magasin tandis que Jean-Pierre, ivre-mort, fait n'importe quoi en arrière-plan), le hors-champ et les angles insolites.

Kervern et Delépine sont peut-être les derniers en France à croire en l'aspect visuel de la comédie : le gag du chien qui grogne chaque fois qu'il voit une pub avec un chat, les situations insolites, les micro-gags qui se camouflent parfois au détour d'un plan...

 

Cette attention portée à la mise en scène fait que le film n'est pas qu'une comédie. Avec son décor de zone commerciale et de parkings de supermarchés, Le grand soir a parfois des allures de western de l'ère industrielle (quand Dupontel -aussi inquiétant qu'hilarant- pète un plomb, il se change en cow-boy et fait mine de tirer sur son patron). Les cinéastes savent bien mettre en valeur ce décor qui semble encore plus désolé lorsqu'il est vide. Et les consommateurs qui viennent pousser leurs caddies en ces lieux ont tous l'air de zombies assommés par leur aliénation (beau moment où Not dit ne pas voir où est la crise puisqu'il y a toujours des tas de gens pour aller acheter des objets inutiles et chers).

Là encore, en jouant sur des lignes fortes de composition des plans, les cinéastes parviennent à traduire visuellement la façon dont notre société asservis les individus. A cette rigueur du cadre, ils opposent une énergie dionysiaque (les concerts « punks » où retentissent les titres des Wampas et des Garçons bouchers) et une volonté de détruire les cloisons. Utopistes, Kervern et Delépine le sont. Mais ils sont aussi réalistes et, finalement, assez pessimistes.

D'une certaine manière, le combat que mènent Not et Jean-Pierre rappelle celui du cinéaste belge Jan Bucquoy qui, chaque année, décide de réaliser un coup d'état tout seul contre le palais royal. Cette filiation avec cet humour belge (notamment grâce à la participation clin d’œil de l'indispensable Noël Godin) constitue la partie la plus réussie du Grand soir. On se délecte de cette irrévérence proche du surréalisme, de cet anarchisme rigolard mais désabusé.

 

La limite du Grand soir, c'est la limite que je pointe à chaque fois que je découvre un film de nos duettistes. Autant je les trouve très forts pour les gags ponctuels, des inventions visuelles fugitives, des idées de mise en scène éphémères, autant ils ne me paraissent toujours pas avoir réussi à trouver un « liant », quelque chose qui cimenterait leurs films afin qu'ils n'aient pas seulement l'air d'une enfilade de petites saynètes insolites.

 

Cette réserve posée, nous sommes partant pour descendre dans la rue avec les deux compères lorsque le grand soir arrivera...

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