Chaos
Dodgem (2013) de et avec Christophe Karabache et Vanesa Prieto, Shaker Shihane. Sortie le 26 mars 2014
Difficile d'appréhender cet objet singulier qui ne ressemble pas à grand chose d'identifiable dans le paysage du cinéma contemporain. Dodgem est le deuxième long-métrage de fiction d'un cinéaste franco-libanais venu du documentaire et de l'expérimental. Parler de « fiction » est un bien grand terme pour cette œuvre dans la mesure où Karabache refuse la narration traditionnelle, les dialogues (réduits à une peau de chagrin) et fait avancer son film à coup de longs plans fixes qui ne formeront jamais un tout homogène.
Tourné à Beyrouth, Dodgem semble d'abord préoccupé par le désir de dresser un panorama du chaos et de saisir par bribes la réalité de cette ville meurtrie. Peu à peu, des figures erratiques semblent émerger de ce chaos : un travesti, une jeune femme, une bande de voyous... Le film finit également par se recentre autour de deux personnages : Nour, le jeune homme chevelu qui se travestit et qui confesse avoir assassiné sa mère après l'avoir enculée (c'est pour donner un peu la tonalité du film!) et cette jeune femme espagnole qu'il héberge (elle est censée poser pour des photos). D'autres figures, en revanche, seront totalement abandonnées en cours de route et on se demande pourquoi, par exemple, le cinéaste consacre quelques plans récurrents à cette femme qui tient une boutique de lingerie coquine.
C'est dans cette distance que Karabache instaure entre sa caméra et les personnages que le film pose problème. Une scène symbolise à mon avis à merveille la limite de Dodgem. Filmée en plongée et vue de très haut, la jeune « modèle » bronze sur un balcon : elle se passe de la crème, s'allonge un moment sur le ventre, enlève le haut de son maillot et s'installe confortablement sur le dos. Le plan est fixe et très long. Indépendamment du fait que ce moment n'apporte rien à un film qui refuse de faire récit, ce plan symbolise assez bien la place que le cinéaste octroie au spectateur : celle du voyeur qui refuse de s'approcher, qui ne souhaite que voir sans être vu et/ou impliqué dans l'action. Comme par hasard, le contre-champ de ce plan de bronzette est une contre-plongée sur un gamin à son balcon, le visage un peu masqué par la rambarde et qui pourrait très bien être en train de reluquer la fille comme nous.
Beaucoup de plans sont composés ainsi dans Dodgem : embrasure de porte où Nour mate son invitée alors qu'elle est sur les toilettes, plans légèrement décadrés comme si la caméra était embusquée, personnages saisis derrière le cadre d'une fenêtre ouverte ou des vitres...
Cette distance empêche, à mon sens, d'adhérer au projet dans la mesure où on peine à définir les enjeux du film : qui est cet homme affublé d'une cagoule qui abat des passants (notamment un « nègre » saoudien) avec son lance-pierres ? Que fait Nour avec son revolver dans les rues de la ville et sur qui tire-t-il ? Quelle est la nature exacte des relations entre Nour et la jeune femme ?
De plus, le film me semble faire preuve d'une certaine complaisance pour les détails sordides : le tampon usagé que Nour renifle, le vomi, quelques scènes violentes assez éprouvantes (le film est interdit aux moins de 16 ans)...Complaisance également pour le vide avec de nombreux plans qui s'éternisent sans que rien ne le justifie.
Une fois ces réserves posées, il ne faut pas nier non plus un certain talent à Christophe Karabache qui nous offre de temps en temps une séquence onirique bien chorégraphiée au charme envoûtant. De la même manière, il faut bien concéder que les scènes finales restent longtemps en mémoire. Sont-ce des réminiscences de La cicatrice intérieure de Garrel ou de Gerry de Gus Van Sant mais toujours est-il que ces images d'une femme dans le désert, ces gros plans sur son visage tandis que la bande-son se limite au vent sont plutôt très belles. Dommage que Karabache les gâche un peu avec le retour incongru de son lanceur de pierres (le plan final est interminable!)
Nous voilà donc bien partagé : d'un côté, une vraie difficulté pour rentrer dans cet univers chaotique (on sent une volonté de donner des indices « politiques », comme dans cette dispute entre Nour et son amant à propos de l'hymne national mais tout cela reste assez confus) et filmé « de loin » ; de l'autre, quelques fulgurances, de beaux plans bien cadrés et une volonté louable de s'immerger dans une réalité sans passer par le « documentaire » ou une fiction bien balisée.
Nous ne négligerons donc pas trop rapidement le nom de Christophe Karabache...
NB : Plus de renseignements sur le film ici...