Un tombeau
In memoriam Bernadette Lafont (2013) de Gérard Courant avec Stéphane Audran, Alexandra Stewart, Guillaume Gouix (Éditions de L'Harmattan)
Plus le temps passe et plus les précieuses archives de Gérard Courant prennent des allures de tombeaux. En se plongeant dans ses Cinématons, on retrouve des visages disparus récemment (Claude Confortès[i], par exemple). Mais depuis quelques années, le cinéaste entreprend également, à travers certains de ses Carnets filmés, d’enregistrer des hommages à des cinéastes ou comédiens qui ont marqué sa génération. On se souvient du « tombeau » In memoriam Daniel Schmid Werner Schroeter ou du court-métrage In memoriam Marcel Hanoun.
Egérie, entre autres, de la Nouvelle Vague et du film le plus important des années 70 (La Maman et la putain), Bernadette Lafont (disparue le 25 juillet 2013) méritait bien un film. Ce Carnet filmé a été tourné à l’occasion du vernissage d’une exposition consacrée à la comédienne, suivi d’une dédicace du livre de François Bastide Bernadette Lafont, une vie de cinéma. Il se compose de deux parties inégales.
Le prologue nous présente quelques images de l’exposition et du vernissage. Ce qui impressionne d’abord, c’est le son : une sorte de brouhaha indistinct où aucune phrase compréhensible n’émerge. Cela pourrait n’être qu’anecdotique mais ce genre d’immersion souligne immédiatement la place que s’assigne le cinéaste : ne pas « hiérarchiser » ce qui se dit et se faire oublier pour capter des ambiances, une atmosphère et s’effacer devant le « réel ».
La plus grosse partie du « carnet » est consacrée à des lectures effectuées par Stéphane Audran, Alexandra Stewart et Guillaume Gouix. Au programme, des témoignages (notamment ceux de Truffaut et de Chabrol), des lettres (de Truffaut ou de l’actrice à sa mère) et un très bel extrait de l’autobiographie de Bernadette Lafont.
Deux remarques à propos de cette longue partie. La première, c’est bien entendu l’intérêt « archivistique » de l’entreprise de Courant. Si les lectures sont passionnantes, il faut aussi entendre Stéphane Audran « commenter » une lettre de Bernadette Lafont où, celle-ci, n’arrête pas de répéter à sa mère qu’elle est « crevée ». Stéphane Audran se lance alors dans une savoureuse anecdote sur le tournage des Bonnes femmes en expliquant qu’elles étaient très complices et que, lors de la fameuse scène de la piscine, elles essayaient de mettre tout le monde à l’eau, y compris les producteurs du film ! C’est pour ce genre de moment (est-ce que la comédienne a déjà raconté cette histoire autre part ?) que le cinéma de Courant est précieux dans la mesure où il grave à jamais des moments méconnus qui participent pourtant de l’histoire du cinéma.
Deuxième chose, c’est de voir à quel point ses Carnets filmés s’inscrivent dans la droite continuation de ses œuvres « sérielles ». Comme Cinématon, In memoriam Bernadette Lafont entend enregistrer une trace de la vie culturelle de la fin du 20ème et du début du 21ème siècle. Mais il pourrait aussi s’agir d’une version « longue » de la saga Lire puisque le film se compose essentiellement de gros plans sur des visages en train de lire.
Courant joue sur deux temporalités : d’un côté, le présent immédiat et les visages vieillis mais toujours magnifiques de deux comédiennes incarnant tout un pan de l’histoire du cinéma, de l’autre, un retour au passé avec ces témoignages et documents autour de Bernadette Lafont.
La collision entre ces deux époques (je mets entre parenthèses les lectures de Guillaume Gouix, qui est pourtant sans doute le plus à l’aise dans l’exercice, mais qui n’a connu la comédienne que dans les dernières années de sa vie) n’est pas pour rien dans la grande mélancolie de ce « carnet filmé ». Sans doute parce qu’Alexandra Stewart et Stéphane Audran ont été proches de Bernadette Lafont et qu’à travers leurs voix perdurent de façon encore plus prégnante son souvenir.
En plus de sa valeur d’archive, c’est cette mélancolie qui n’a rien de morbide (certains passages sont très drôles, notamment lorsque Stéphane Audran lit l’hilarant « réquisitoire » de Pierre Desproges) qui fait la beauté de ce Carnet filmé.
[i] Ce Cinématon est disponible en supplément du DVD, ainsi que 15 autres de personnalités ayant dirigé Bernadette Lafont. On retrouvera donc aussi bien le célèbre portrait de Philippe Garrel que ceux plus méconnus, et « hors-série » de Luc Moullet et Nelly Kaplan.