Le diable probablement
Trois films de Jean-Claude Brisseau (Carlotta films) Sortie en DVD/BR le 4 septembre 2019
-Un jeu brutal (1982) avec Emmanuelle Debever, Bruno Cremer, Lisa Hérédia
-De bruit et de fureur (1987) avec François Négret, Fabienne Babe, Bruno Cremer, Lisa Hérédia
-Noce blanche (1989) avec Vanessa Paradis, Bruno Cremer, Ludmila Mikaël, François Négret, Véronique Silver
La sortie simultanée de trois films de Jean-Claude Brisseau avant une prochaine rétrospective à la Cinémathèque vient à point nommé pour rendre hommage à cet immense cinéaste disparu en mai dernier. Revoir ces trois œuvres qu’il a tournées avec Bruno Cremer permet de mesurer la cohérence de son univers et la puissance d’un style oscillant entre le réalisme le plus cru et un désir de sublimation par l’Art. Une petite anecdote personnelle pour débuter : lorsque j’ai découvert De bruit et de fureur à la télévision au début des années 90, j’avais beaucoup aimé le film mais je me souviens avoir trouvé que Brisseau en faisait « trop » avec ces adolescents sauvages à peine plus jeunes que moi mais possédant des armes, capables de violer dans des caves d’HLM sordides, de lancer des cocktails Molotov sur des voitures ou d’agresser physiquement leur professeur. Comme le dit Brisseau dans un entretien en supplément, on ne voulait absolument pas entendre parler de ces problèmes à l’époque et il était hors de question de les aborder dans les médias. Plus de trente ans après sa sortie, De bruit et de fureur frappe d’abord par son incroyable justesse. Non seulement Brisseau anticipait (avant La Haine et Ma 6-T va craquer) ce qu’on n’appelait pas encore le « problème des banlieues » (il avait d’ailleurs, dans le magnifique La Vie comme ça, pointé l’isolement et la solitude qui engendraient aussi la violence dans ces cités déshumanisées) mais il parait aujourd’hui presque en-deçà de la réalité tant les échos de cette violence et de cette sauvagerie se sont banalisés.
Les trois films fonctionnent à peu près selon le même schéma, soit un personnage adolescent réduit à un état presque « sauvage » qui va parvenir à sublimer la violence qu’il porte en lui grâce à l’éducation et à l’art. Dans Un jeu brutal, la jeune Isabelle a été abandonnée par ses parents et porte en elle un immense ressentiment accentué par le fait qu’elle soit paralysée des membres inférieurs. A la mort de sa grand-mère, son père, un inquiétant professeur qui tue des enfants, décide de reprendre son éducation. C’est également à la mort de sa grand-mère que le jeune Bruno revient vivre chez sa mère à Bagnolet dans De bruit et de fureur. Il fait connaissance avec Jean-Roger, un voisin livré à lui-même et largement délinquant. Enfin, dans Noce blanche, Mathilde vit également seule, loin d’une mère suicidaire et d’un père trop occupé. Sa relation amoureuse avec François, son professeur de philo, va changer sa destinée…
Dans ces trois récits, on notera l’absence criante des parents pour ces jeunes. Le père d’Isabelle revient de temps en temps mais il confie l’instruction de sa fille à une ancienne institutrice (Lisa Hérédia). Le seul contact que Bruno a avec sa mère dans De bruit et de fureur, ce sont les petits mots qu’elle accroche aux murs pour lui donner des consignes (on ne la verra jamais). Jean-Roger est « élevé » par un père violent (Bruno Cremer), amateur d’armes à feu, qui lui transmet une vision totalement nihiliste du monde : un état de guerre permanent ou il faut apprendre à écraser les autres pour ne pas être écrasé soi-même. Enfin Mathilde (Vanessa Paradis) est livrée à elle-même dans son appartement à Saint-Étienne.
Ce qui frappe d’emblée dans chaque film de Brisseau, c’est la conscience aigüe du Mal qui rode. Dans Un jeu brutal, c’est le Diable lui-même qui est nommé tandis que le Mal plane partout dans cette cité de banlieue de De bruit et de fureur que le cinéaste nous décrit avec un sens du réalisme assez impressionnant. Dans Noce blanche, il tourne autour de Mathilde, de son passé d’enfant abandonnée et des mauvaises fréquentations qui gravitent autour d’elle (l’univers de la drogue et de la prostitution n’est jamais très loin). A chaque fois, Brisseau fait formuler par l’un de ses personnages sa vision extrêmement pessimiste d’un monde sans Loi où peuvent se déchaîner les force du Mal. C’est le discours véhément d’Isabelle rêvant de faire exploser des bombes au milieu de la foule dans Un jeu brutal, c’est la « leçon de vie » que donne Bruno Cremer à son fils ainé dans De bruit et de fureur, lui expliquant qu’il n’y a rien à attendre de l’au-delà et des autres, qu’il faut fuir à tout prix les chemins balisés par la société. C’est enfin les confessions désespérées de Mathilde qui avoue sa totale incapacité à considérer un quelconque sens à l’existence.
Fort de son expérience de professeur en banlieue, Brisseau va tenter de « contrecarrer » cette inclinaison vers le Mal en offrant à des personnages d’apporter la Loi à ces jeunes gens sans repères. Le père d’Isabelle commence par des méthodes spartiates extrêmement dures et violentes (gifles, enfermement…) avant que l’éducation (grâce à l’institutrice) succède au dressage. Dans De bruit et de fureur, c’est la jeune professeur incarnée par l’évanescente Fabienne Babe qui se charge de polir l’âme de Bruno tandis que François, le prof de philo, joue un rôle de Pygmalion pour Mathilde. Dans ces trois œuvres, il y a de très beaux moments où Brisseau souligne le pouvoir de l’éducation et de la pédagogie sur ces adolescents, pour qu’ils puissent canaliser la violence qui est en eux et la sublimer par les œuvres d’Art. Ce sont les très belles scènes où Lisa Hérédia explique des textes de Prévert (sur la capacité d’empathie de l’être humain à l’égard de la souffrance des autres) et de Baudelaire. Ce dernier est particulièrement représentatif puisqu’il est dit que l’Art (en l’occurrence, la musique) peut à la fois remuer les émotions les plus fortes mais également, en les nommant ou les représentant, les apaiser. Il y a de ça dans les scènes où Fabienne Babe offre son soutien à Bruno ou entame avec lui quelques pas de danse. Enfin Mathilde réussit en beauté un exposé sur l’inconscient où se dessine encore ce combat entre pulsions refoulées et violence intérieure et la possibilité de les transcender (par l’art mais aussi l’amour). Il y a chez les personnages de Brisseau tout un cheminement intérieur qui les mène d’une certaine sauvagerie à une paix intérieure. Il ne s’agit pas d’être angélique et de trouver un remède miracle à des situations beaucoup trop complexes pour être réglées par un simple poème. Mais si les fins de ses films sont toujours tragiques, une étincelle aura néanmoins jailli et elle est souvent bouleversante. C’est l’apaisement qui semble gagner peu à peu Isabelle, désormais capable de supporter son handicap, c’est la lettre envoyée par Jean-Roger à son enseignante où il exprime pour la première fois des regrets, début possible d’un chemin vers la rédemption ou encore Mathilde qui se transfigure sous l’effet de la passion mais qui se heurte finalement à la lâcheté de François.
Ça a souvent été dit mais Brisseau était un cinéaste à la fois marxiste et chrétien. Il y a chez lui une conscience aigüe des inégalités et des conflits de classe qui éclaire brutalement De bruit et de fureur. C’est la part « réaliste » de son cinéma et son regard sans pathos sur la misère, l’aliénation, l’acculturation… Mais le cinéaste ne sombre jamais dans le naturalisme. Face à ces horizons bouchés, il y a toujours une possibilité de s’élever, d’échapper à cette pesanteur par la grâce (dans Noce blanche, François est l’auteur d’un essai sur Simone Weil). C’est d’ailleurs de ce point de vue que les films, tout en restant cohérents, diffèrent un peu. Un jeu brutal est sans doute le plus « bressonien » des trois, avec des scènes qui évoquent à la fois Mouchette (Isabelle, désespérée, qui roulent dans l’herbe près d’un point d’eau) ou Au hasard Balthazar avec ces nombreux passages relatifs à la cruauté envers les bêtes (les insectes qu’Isabelle torture ou le cheval évoqué dans le poème de Prévert). On retrouvera d’ailleurs ces scènes de violence envers les animaux, symbole de la présence du Mal dans ce qu’il a de plus gratuit, dans De bruit et de fureur lorsque Jean-Roger attache un chien à sa mobylette et le traine derrière lui, juste « pour se marrer ». La référence à Bresson vient également de ce que la « grâce » surgit sans crier gare, au détour d’un geste, d’un regard ou d’un paysage qui, soudain, apporte une sorte de paix intérieure.
Dans De bruit et de fureur, sans doute le plus caractéristique du style à venir de son auteur, c’est par des échappées oniriques que Brisseau brise le déterminisme social et échappe au poids de la réalité. Une femme, nue ou vêtue comme un ange, apparaît à Bruno dans des visions qui conjuguent la métaphysique avec l’érotisme (appel de l’au-delà ou du désir ?). Le jeune garçon qui avait adopté un petit serin en cage le voit parfois se transformer en faucon, image d’une âme prisonnière de sa condition mais entrevoyant la possibilité de s’élever vers un « ailleurs » plus radieux.
Enfin, plus classique, Noce blanche adopte davantage les codes du drame passionnel et du mélodrame de résignation puisque si l’amour peut sublimer l’existence, il reste soumis et condamné par les normes sociales et les conventions qui l’empêchent de s’épanouir pleinement. Une des forces du cinéma de Brisseau, c’est que ces cheminements n’ont rien d’univoques et qu’ils sont toujours ambigus. Car les personnages qui apportent la Loi sont aussi ceux qui la transgressent. Le père d’Isabelle est un assassin persuadé d’être investi d’une mission divine et sacrée, le père de Jean-Roger enseigne à ses fils l’illégalité et la marginalité tandis que le professeur de philo laisse Mathilde l’aimer (une relation à la Lolita, condamnée a priori par la société) mais n’osera pas aller jusqu’au bout pour vivre cette passion.
La puissance de ce cinéma réside également dans ces lignes de tension entre la Loi et sa transgression, la dure réalité du monde et la possibilité d’y échapper, le Mal profondément ancré dans la nature humaine et la possibilité, malgré tout, d’une rédemption par l’éducation, par l’Art qui pourra transporter sereinement ses personnages vers le grand Inconnu…