Les chiens du Sinaï
Fortini Cani (1976) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

De Cézanne, Pierre Klossowski écrivait qu’il « aspirait à reconstruire encore une fois l’aspect solennel du monde. » C’est à cette phrase que j’ai songé lorsque les Straub se contente, le temps d’une longue séquence, de filmer pendant près d’un quart d’heure de simples paysages italiens, sans commentaire.
Leurs proverbiaux panoramiques m’ont semblé avoir cette même fonction : redonner au monde un aspect solennel et immémorial ; retrouver à travers ces forêts et ces montagnes la trace des hommes qui s’y sont battus et les tourments de l’Histoire (passée et contemporaine).
Une fois de plus, les cinéastes adaptent à l’écran un texte d’écrivain mais il ne s’agit pas ici d’une œuvre de fiction mais d’un essai de l’écrivain juif italien Franco Fortini intitulé (en français) les chiens du Sinaï.
Tourner un essai au cinéma est déjà une gageure dont peu de cinéastes sont capables mais elle est redoublée lorsqu’il s’agit d’une œuvre préexistante. Eisenstein a songé à adapter le capital de Marx mais il ne l’a jamais fait. Pour moi, le seul essai vraiment convaincant une fois porté à l’écran reste la société du spectacle de Debord.
Pour les Straub, il est bien entendu hors de question de tomber dans les pièges de l’illustration (avec par exemple des images du conflit israélo-palestinien puisque une bonne partie de l’essai y est consacré) mais de jouer une fois de plus la carte de la rigueur la plus extrême et du minimalisme.
Une bonne partie du film, nous verrons Fortini lire lui-même les pages de son essai et les cinéastes n’hésitent pas non plus à filmer un article de journal in extenso pour permettre au lecteur de le lire !
Prétendre donc que se plonger dans Fortini Cani est une partie de plaisir serait un gros mensonge. Mais évincer ce film du revers la main en recourant à l’ironie facile ne me paraît pas plus intelligent.
Pour peu qu’on se donne la peine de faire un effort (ce à quoi ne nous habitue pas forcément le cinéma), la réflexion proposée par les Straub se révèle fort intéressante et toujours d’actualité.
Pour faire simple, Fortini est un intellectuel qui combattit le fascisme pendant la deuxième guerre mondiale et dont la réflexion porte sur la situation des juifs en Europe. Elle s’inscrit dans le cadre d’une vision marxiste puisque Fortini montre la manière dont la bourgeoisie européenne raciste persécuta les juifs avant que la situation ne se retourne paradoxalement et qu’elle soutienne l’état d’Israël contre les proscrits du moment, à savoir les arabes. L’auteur, visiblement antisioniste, examine avec une rare acuité la manière dont cette haine de l’arabe dont se font écho la presse couchée et les intellectuels « de gauche » témoigne de la même « mauvaise conscience » européenne après la seconde guerre mondiale et de cette volonté de faire les « chiens du Sinaï » (expression nomade signifiant « courir en aide au vainqueur, être du côté des patrons, exhiber de nobles sentiments »).
L’essai date de 1967 mais ses accents résonnent étonnamment juste encore aujourd’hui même si certaines thèses, trop marquées par la théorie communiste, me paraissent avoir vieilli (comme dans De la nuée à la résistance, les Straub restent un peu scolairement persuadés que l’antifascisme est un moyen de lutter contre l’aliénation, un des lieux privilégiés de la « lutte des classes »).
Mais il y a quelques réflexions sur la manière dont a été sacralisée la Shoah qui me paraissent d’autant plus pertinentes qu’elles sont énoncées par un écrivain juif et donc exempt de soupçons antisémites (l’horreur nazie n’est pas « tombée du ciel » comme manifestation suprême du Mal : c’est bel et bien un processus historique engendré par le capitalisme).
Aller au cinéma pour écouter une leçon d’histoire et de géopolitique n’est peut-être pas, de prime abord, fort attrayant mais pour ceux qui acceptent de faire l’effort (ne nous leurrons pas, il s’agit là d’un véritable effort), Fortini Cani est un film recommandable…
NB : C’est donc la dernière note que je consacrerai à ce coffret dédié au Straub (encore merci à ma généreuse donatrice Vierasouto). Sachez que le quatrième film qui le compose est Sicilia ! pour moi le film le plus réussi et le plus « abordable » du lot.
A vous de voir…