Le dernier des mohicans
Le témoin (1978) de Jean-Pierre Mocky avec Alberto Sordi, Philippe Noiret, Roland Dubillard
Notre époque ne mérite pas Mocky. Elle se méfie trop de son humour râpeux et de ses films lancés comme des bombes dans les vitrines de nos bonnes consciences. D’ailleurs l’époque n’aime pas l’humour. Oh ! Certes, le « rire » est partout et il ouvre de larges boulevards aux annonceurs publicitaires ; mais ce n’est pas de l’humour. Du second degré roublard, de l’ironie mesquine, de la gaudriole épaisse, des plaisanteries resucées jusqu’à la nausée et un vague anticonformisme bien parqué derrière les barbelés des normes autorisées (Cf. les frères Larrieu) et de la bonne conscience humanitariste (Cf. Roüan) mais aucune place pour l’Umour de Jarry, le formidable éclat de rire de Vaché dans les tranchées ou celui d’Arthur Cravan, déserteur de cinq ou six pays disparu mystérieusement le long des côtes de l’Argentine. Fini l’humour noir de Breton, les cataractes dissolvantes de Benjamin Péret, l’esprit dévastateur de Guitry et d’Allais ou, pour revenir au cinéma, la frénésie destructrice des Marx, de W.C. Fields ou de Laurel et Hardy. Toutes proportions gardées, Mocky fait partie de cette lignée et il fait figure aujourd’hui de dernier des mohicans tant les tâcherons actuels de l’usine à rire ne sont là que pour ripoliner les poulies de notre monde comme il va en ostracisant tous ceux qui ne vont pas dans ce sens (on peut penser ce que l’on veut de Dieudonné mais la manière dont il a été excommunié par la grande foire médiatique est proprement ignoble !)
Bref, tout ça pour dire que notre époque ne veut plus de Mocky. Soit ! Contre vents et marées, notre cinéaste « va-t-en-guérilla » (Noël Godin) continue de se battre, de tourner des films qui ne sont plus montrés sauf dans la salle parisienne qu’il a rachetée (le Brady). Le voilà même qui investit la chaîne 13ème rue qui propose depuis un mois les « mardis Mocky ». Occasion rêvée de voir un film comme le témoin que je n’avais jamais vu.
Très modestement, Mocky nous l’a présenté comme un « grand classique » et il n’a pas tout à fait tort. En effet, le témoin n’appartient ni à la catégorie de ses comédies-guérillas, ni à celle de ses grands films noirs ravacholesques (Solo, l’albatros) mais à sa veine criminelle qui est souvent la plus soignée (voir Agent trouble ou Noir comme le souvenir).
Le film commence pourtant comme une pure comédie à la Mocky avec une idée par plan, quitte à négliger parfois la finition (d’où cette accusation permanente de « bâclage » dont souffre le cinéaste depuis près de…50 ans !).
Antonio (Alberto Sordi) est un restaurateur de tableau qui arrive à Reims où il retrouve son ami Robert (Philippe Noiret), grand notable de la ville. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où la très jeune adolescente qui posait pour le peintre est retrouvée morte après avoir été violée. Or il se trouve que ce soir là, Antonio était aux environs des lieux du crime et qu’il a vu la silhouette de Robert à cet endroit…
Le témoin est donc un film criminel relativement soigné (la très belle scène de l’enterrement de la fillette où Mocky raccorde sur toute une série de regards prouve qu’il sait parfaitement mettre en scène), qui bénéficie en outre d’un scénario solide lorgnant du côté de la comédie à l’italienne. Mais ne nous y trompons pas : l’univers de Mocky est bien là. Cette histoire de notable criminel est prétexte à une nouveau défilé de trognes totalement réjouissant : commissaires homosexuels, jardinier pédophile (le fidèle Dominique Zardi), rombières qui se dévergondent lorsque leurs maris sont absents, tendrons lubriques… Ce scénario lui sert également de terreau pour une tordboyautante satire sociale à la Chabrol, où les grands bourgeois provinciaux s’entendent pour dissimuler leurs crimes les plus abjects et où les préfets défilent cul nu sous des tabliers dans les parties fines qu’organisent les bourgeoises esseulées.
Mocky n’y va pas avec le dos de son bazooka mais ce que j’aime chez lui, c’est sa manière de ne jamais placer le spectateur au-dessus du spectacle pitoyable de cette humanité désolante. Son rire n’est jamais celui du cynique hautain qui contemple la fosse sceptique en se bouchant le nez avec ses gants de soie (il faudrait développer mais c’est, entre autre, pour cette raison que je déteste Autant-Lara). Mocky met les mains dans le cambouis : son cinéma n’est pas humaniste (manquerait plus que ça !) mais il pétrit avec un certain génie la pâte humaine. Même Noiret, qui n’a jamais été aussi bon qu’en incarnant ce plus pur salaud, n’est pas jugé définitivement. Parce qu’il est homme et qu’il a des noires pulsions qui peuvent soudain n’être plus contrôlables.
En mettant à nu l’hypocrisie des conventions sociales (la respectabilité des notables, l’innocence des préadolescentes…), Mocky signe également une charge contre l’absurdité d’un système judiciaire avide de vengeance et contre l’ignominie de la peine de mort.
Ajoutez à cela une distribution épatante (avec mention spéciale au génial Roland Dubillard, merveilleux en inspecteur fouineur) et vous obtiendrez une belle réussite dans l’œuvre sous-estimée du cinéaste.