Tourments
Une femme dans la tourmente (1964) de Mikio Naruse avec Hideko Takamine. (Editions Carlotta films) Sortie en DVD le 14 octobre 2016.
Carlotta a mis les petits plats dans les grands puisque depuis deux semaines est disponible un copieux coffret « l’âge d’or du cinéma japonais (1935-1975) » comprenant 6 DVD accompagnés d’un Dictionnaire des cinéastes japonais aux 101 entrées rédigées par les spécialistes de cette cinématographie (Mathieu Capel, Stéphane du Mesnildot, Clément Rauger, Julien Sévéon…)
Parmi les films présents dans ce coffret, on retrouve des grands classiques déjà édités par Carlotta. Sans surprise, sont présents les maîtres Mizoguchi (Contes des chrysanthèmes tardifs), Ozu (Voyage à Tokyo) et Kurosawa (Je ne regrette rien de ma jeunesse) accompagnés par le Hara-Kiri de Kobayashi et les Contes cruels de la jeunesse d’Oshima. Un seul inédit en DVD dans ce coffret, le très beau Une femme dans la tourmente de Mikio Naruse.
On le sait, en dépit d’une imposante filmographie (près de 90 films), Naruse n’a bénéficié en France que d’une reconnaissance tardive et il apparaît toujours un peu comme le « joker » au sein du « carré magique » des classiques japonais. Moins stylisé que celui d’Ozu et Mizoguchi, moins lyrique et tourmenté que celui de Kurosawa, le cinéma de Naruse peut, a priori, sembler plus effacé que celui de ses collègues. Pourtant, je n’apprendrai rien à personne en rappelant que Nuages flottants est un chef-d’œuvre absolu et que cette Femme dans la tourmente est un film particulièrement étonnant.
Dans un premier temps, Naruse semble emprunter la voie du mélodrame familial à la Ozu. Reiko est veuve depuis la guerre et gère avec sa belle-mère un petit commerce qu’elle tient à bout de bras. Son beau-frère Koji mène une vie d’oisif et n’a aucune envie de s’occuper du magasin tandis que ses deux belles-sœurs la poussent à se remarier…
La grande Hideko Takamine interprète avec beaucoup de finesse et de subtilité cette femme traversée par des sentiments et affects contradictoires. D’un côté, elle reste attachée au souvenir de son mari et estime qu’il est de son devoir de rester fidèle à sa famille. De l’autre, elle voit qu’elle est un poids mort pour une famille (la boutique doit revenir à Koji s’il se marie un jour) qui, par ailleurs, souhaite la voir reconstruire son existence (elle est encore jeune). Avec beaucoup de délicatesse, le cinéaste filme ces dilemmes moraux entre une certaine idée traditionnelle du « devoir » et l’importance que prend désormais dans les consciences le bonheur personnel. Comme chez Ozu, Naruse montre très bien le passage du temps et le changement d’une époque. L’un des fils conducteurs du film est l’arrivée massive des supermarchés qui mettent en danger le petit commerce en proposant des prix défiant toute concurrence et le condamnent à disparaître à court terme. Cette toile de fond économique et sociale se double d’une mutation dans les consciences : Reiko représente une certaine vision traditionnelle de la famille japonaise avec son attachement indéfectible à sa belle-mère et à la mémoire de son époux. Ses belles-sœurs (l’une s’est remariée) représentent, au contraire, une nation qui veut tourner la page après la débâcle de la guerre et qui entend désormais placer le bonheur individuel au-dessus de l’esprit de sacrifice.
La beauté du film de Naruse est qu’il ne juge jamais ses personnages. Il ne s’agit jamais de se lamenter sur le « bon vieux temps » mais de saisir les mutations en train d’advenir.
Au deux tiers du film, le récit bifurque vers un mélodrame intimiste et centré sur deux personnages. Je n’en dirai pas plus pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui ne l'ont pas encore vu mais il y a une véritable audace chez le cinéaste à abandonner l’univers qu’il a mis en place pour suivre l’escapade d’un couple impossible. D’un film « classique » à la Ozu, on se dirige vers l’une des figures clés de la modernité cinématographique (Le Voyage en Italie de Rossellini, Antonioni, Bergman…) : celui du couple en crise.
Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’incommunicabilité ni de drame existentiel mais d’un mélodrame discret reposant sur l’impossibilité même de cet amour naissant.
Alors que Naruse nous avait proposé jusqu’à présent un découpage classique, d’une admirable fluidité, il conclue son œuvre par un gros plan qui dure sur le visage magnifique d’Hideko Takamine, révélant en quelques secondes tous les tourments qui l’agitent.
Un finale indélébile pour un film à (re)découvrir sans hésiter…