Coffret DVD 3 films de Youssef Chahine : Le Destin (1997), L’Autre (1999), Silence…On tourne (2001) de Youssef Chahine. (Editions Montparnasse) Sortie en DVD depuis le 7 novembre 2017
Depuis sa disparition il y a bientôt dix ans (déjà !), Youssef Chahine et son cinéma paraissent injustement oubliés. Je ne suis pas forcément au courant de toutes les rétrospectives parisiennes ou des hommages rendus dans les festivals mais il me semble que ses films deviennent plus difficiles à voir et ils sont peu édités en DVD (un coffret sorti en 2011 existe néanmoins). Il faut donc saluer l’initiative des éditions Montparnasse qui nous permettent désormais de (re)voir trois films parmi les derniers qu’a tournés Chahine (entre 1997 et 2001).
Avant toute chose, ce qui frappe à la vision de ces œuvres, c’est leur caractère extrêmement hétéroclite. D’un côté, Chahine parvient à être en prise avec l’actualité la plus brûlante (Le Destin et L’Autre ne parlent que de pouvoir corrompu, d’intégrisme religieux et de radicalisation terroriste) tout en perpétuant la tradition d’un cinéma populaire et coloré. Le cinéaste aimait à s’inscrire dans une tradition mélodramatique et musicale, à brasser les éléments disparates (les épanchements sentimentaux les plus outrés voisinant avec une analyse politique particulièrement percutante) pour réaliser des films à la fois plein de vie et de fantaisie mais toujours aiguillés par un regard d’une rare lucidité.
Le Destin pourrait constituer l’exemple-type de ce cinéma bigarré. Chahine réalise à première vue une grande fresque historique autour de la figure d’Averroès, le grand philosophe, théologien et médecin qui officia au 12ème siècle à Cordoue, en Andalousie. Conseiller du calife al-Mansur, le savant voit d’un mauvais œil que certains adversaires utilisent l’Islam pour conquérir le pouvoir et fanatiser leurs fidèles. Parmi ces jeunes gens enrôlés se trouve Abdallah, un des deux fils du calife…
En tournant un film sur le sage Averroès, Chahine proposait bien évidemment un portrait de l’Egypte contemporaine. Le calife, c’est assurément un président Moubarak jouant le jeu des fanatiques religieux afin d’asseoir son pouvoir. Avec beaucoup de sagacité, Chahine montre un islam guerrier cherchant à gravir les échelons du pouvoir : fanatisation de jeunes gens désœuvrés, utilisation du Coran pour servir ses propres intérêts…Tourné l’année du massacre de Louxor, Le Destin frappe par sa manière de montrer des groupes sectaires semant la terreur et tentant de tuer les fidèles d’Averroès.
Face à l’intolérance religieuse, Chahine oppose un message de sagesse et de réflexion. A une époque où les religions cohabitaient et se côtoyaient, Averroès apporte un message de paix et de tolérance. Ses disciples, comprenant l’importance de sa pensée, se démènent pour porter ses œuvres en lieux sûrs, dans d’autres pays (en France et en Egypte). La dichotomie entre le fanatisme religieux et un humanisme éclairé aurait pu donner lieu à un film un chouïa didactique et pesant. Mais Chahine prend soin de brasser tous ces thèmes dans un grand mélo populaire où les scènes de liesse succèdent aux scènes violentes. Il réconcilie en quelque sorte le cinéma révolté soviétique et la grande tradition hollywoodienne. Une des scènes les plus grisantes du film est sans doute ce moment où tous les disciples d’Averroès entament une chanson (« Entonne ta chanson à pleine voix/Car il est encore possible de chanter… ») absolument géniale où se mêlent les rythmes arabisants et les tambourins du flamenco. Parce qu’il y a dans ce passage vivifiant la quintessence d’un cinéma à la fois combatif et profondément populaire qui sait opposer la joie de vivre et le plaisir à la bêtise et au fanatisme.
A l’instar d’Averroès, Chahine se sert du cinéma pour transmettre moins un message qu’un certain art de vivre humaniste. Alors qu’il sait ses ouvrages sauvés, Averroès jette par défi l’un de ses livres dans le bûcher barbare qu’ont allumé ses adversaires. Le cinéaste conclut alors par un carton qu’il a lui-même écrit et qui résume parfaitement toute son œuvre : «La pensée a des ailes, nul ne peut empêcher son envol.»
Avec L’Autre, Chahine reprend les mêmes oppositions et les mêmes tensions mais les inscrit dans un cadre strictement contemporain. Cette fois, la figure humaniste qui s’oppose à un pouvoir corrompu est celle d’une jeune journaliste d’origine modeste. Hanane enquête sur les malversations des élites et tombe amoureuse d’Adam dont la famille est proche du gouvernement.
Chahine, à son habitude, joue sur plusieurs registres. Tout d’abord, il dénonce sans ménagement un gouvernement corrompu qui cherche à faire de l’Egypte une vitrine pour le tourisme international avec les capitaux américains. L’objet de l’enquête d’Hanane est la construction d’un complexe pharaonique au bord de la mer Rouge. Corollaire tragique de cette mondialisation, une majeure partie de la population est laissée de côté et c’est sur ce terreau que pousse la mauvaise herbe de l’islamisme. C’est le frère d’Hanane, jeune homme paupérisé et radicalisé, qui fomente un attentat.
Encore une fois, ces thèmes durs et contemporains sont fondus dans une trame de mélodrame des années 50 avec les gros plans béats qui accompagnent les premiers regards entre Hanane et Adam et quelques interludes musicaux. Chahine joue sur la rivalité qui oppose deux femmes : la fière et indépendante Hanane et la très possessive mère d’Adam. Il y a également dans L’Autre une transposition des éléments tragiques de Roméo et Juliette : conflits de classes, familles irréconciliables, fin irrémédiablement dramatique…
Ce qui frappe en découvrant ce film aujourd’hui (je l’avais manqué à sa sortie), c’est son extrême lucidité politique. Si le terme n’était pas aussi galvaudé, nous dirions volontiers que L’Autre est un film visionnaire quant au regard porté sur les ravages de la mondialisation et de la toute-puissance de la finance. D’un côté, nous voyons une élite corrompue qui profite de tous les avantages d’un monde américanisé (les parents d’Adam s’expriment généralement en anglais), de l’autre, un pays de plus en plus menacé par le fanatisme religieux et l’utilisation à des fins politiques d’un islam guerrier. En 1999, alors qu’Internet sous la forme que nous le connaissons n’était qu’à ses balbutiements, Chahine saisit avec une perspicacité inouïe l’enjeu de ces nouvelles technologies, y compris l’aubaine qu’elles représentent pour les terroristes. Dans L’Autre, beaucoup de rebondissements ont lieu en raison de courriers électroniques échangés ou d’ordinateurs piratés.
Autre élément primordial dans le film : l’importance accordée aux femmes. Déjà dans Le Destin, Chahine nous présentait des personnages féminins forts, comme ces gitanes au tempérament tempétueux et bien décidées à ne pas s’en laisser conter par les fanatiques. Dans L’Autre, Hanane est une journaliste aussi intègre qu’indépendante. Mariée à Adam, elle doit parfois subir les ordres injustes de son mari encore influencé par sa famille. Ironiquement, elle se présente à lui soumise et totalement voilée. Battue, elle le quittera pour retrouver le giron familial avant que l’homme qu’elle aime malgré tout change son fusil d’épaule et se range à ses côtés dans sa lutte contre la corruption.
Avec L’Autre, un de ses films les plus forts, Chahine parvient à une synthèse parfaite entre la tradition d’un certain cinéma populaire qu’il affectionne et des enjeux politiques brûlants où il montre parfaitement les liens étroits existants entre un pouvoir corrompu, les ravages de la mondialisation et la montée de l’intégrisme religieux.
Après ces deux films ambitieux et puissants, Silence…On tourne apparaît comme une sorte de récréation. Malak (Latifa) est une actrice et chanteuse célèbre qui triomphe sur les planches. Mais son mari lui annonce son intention de divorcer. Elle se laisse séduire par un certain Jean-Jacques Lamey qui se dit psychologue mais qui est avant tout un arriviste manipulateur un tantinet gigolo…
En offrant un rôle principal à la célèbre chanteuse Latifa, Chahine renoue avec un genre qui lui est cher : la comédie musicale (on se souvient du Sixième jour avec Dalida). Le cinéaste s’amuse à inscrire son récit entre les plateaux (de cinéma, de concert) et les coulisses où s’affrontent divers intérêts. On comprend très vite que Jean-Jacques n’en a que pour l’argent de Malak. De son côté, Paula (la fille de Malak) est amoureuse de Nasser qui suit de brillantes études et fait le chauffeur en attendant. Sur un mode mineur, on retrouve les oppositions de classes qu’il y avait déjà dans L’Autre. On retrouve également le goût de Chahine pour les portraits de femmes fortes, libres et indépendantes. C’est en se solidarisant que la mère et la fille parviendront au bout de compte à confondre l’imposteur. La grande scène de révélation rappelle d’ailleurs celle du Destin où l’horrible cheikh laisse éclater sa duplicité et sa sournoiserie.
Mais cette fois, la tonalité générale est à la bonne humeur enfantine et à la fantaisie. Chahine ne recule devant aucune convention du mélo et ose les effets les plus kitsch que l’on puisse imaginer (les yeux d’un personnage sortent de leurs orbites comme ceux du loup de Tex Avery !). Et pourtant, ça fonctionne ! Tout simplement parce que le film est porté par une indéfectible foi dans le cinéma : les purs l’emportent, les manipulateurs sont châtiés et la musique (superbe) emporte tous les personnages dans sa folle farandole.
Sans faire partie de ses grands films, Silence…On tourne est une œuvre roborative et une nouvelle preuve des multiples facettes du talent de Chahine…
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