Esclandres
Dans The Square (Ruben Östlund, 2017), un artiste torse nu se livre à une performance devant un parterre représentatif de la haute bourgeoisie culturelle. Imitant le singe, il déambule parmi les tables, renifle les invités puis finit par agresser un homme avant d’attaquer violemment une femme qu’il commence même à déshabiller, provoquant alors l’esclandre.
Dans Happy End (Michael Haneke, 2017), Anne Laurent (Isabelle Huppert) fête en grandes pompes ses fiançailles dans un restaurant chic de Calais. Son fils débarque à l’improviste, accompagné de ses « amis » (des migrants Noirs, probablement des clandestins) qu’il a généreusement invités, provoquant là aussi un esclandre.
Enfin, dans Mise à mort du cerf sacré (Yorgos Lanthimos, 2017), il n’y a pas tout à fait ce genre d’esclandre mais une confrontation virant au malaise lorsqu’un adolescent se rend trop souvent à l’hôpital pour voir le chirurgien qui a accidentellement tué son père et lui annoncer, au bout d’un moment, qu’un des membres de sa famille devra être mis à mort pour rétablir l’équilibre.
Ayant pour point commun d’avoir été présentés à Cannes en 2017, ces trois films illustrent parfaitement les tares d’un certain cinéma d’auteur international. Evoluant dans trois registres différents (la satire du monde de l’art contemporain, le drame familial bourgeois et la fable horrifique et métaphysique), ces œuvres ne visent au fond qu’à l’intimidation et au coup de baguette sur les doigts. A travers les esclandres décrits, c’est à la confrontation de deux mondes que se livrent ces cinéastes. D’un côté, une haute bourgeoisie honnie, de l’autre, les laissés-pour-compte qui n’apparaissent que comme des silhouettes révélatrices des turpitudes des élites : les multiples clodos et l’enfant de banlieue dans The Square, les migrants dans Happy End, la veuve au chômage avec son fils dans Mise à mort du cerf sacré. Il ne s’agit pas tant de réfléchir aux injustices de ce monde que de se livrer à de petits jeux de massacre mesquins. Ruben Östlund s’en donne à cœur joie avec les snobs, les parasites du marché de l’art, les mondains et les « créatifs » des agences de communication. Haneke nous livre une suite de son détestable Amour et nous présente une famille avec un patriarche atrabilaire et suicidaire (pauvre Trintignant !), une grande fille névrosée et autoritaire (Huppert), un frère volage et incapable de s’occuper de ses enfants (Kassovitz) et un petit-fils incompétent et alcoolique qui refuse de reprendre l’affaire familiale. Quant à Lanthimos, on sait depuis Canine que la famille constitue pour lui une véritable phobie. Alors évidemment, son grand chirurgien (C.Farrell) est incapable de faire l’amour avec sa femme (pauvre Nicole Kidman !) autrement que lorsqu’elle fait semblant d’être anesthésiée et ne parlons pas de ce que ces parents font subir à ses enfants : gifles, nourriture insérée de force dans la bouche du plus jeune, tentatives répétées de le mettre debout alors que ses jambes ne le portent plus…
Tout cela témoigne d’une même haine pour l’humanité et pour leurs personnages. La question de savoir si un artiste doit aimer ou non les créatures qu’il met en scène a fait l’objet de nombreux débats qui, à mon sens, sont souvent mal posés. Il est évident qu’un film n’est pas une œuvre œcuménique et qu’un cinéaste a tout à fait le droit de présenter les pires salopards à l’écran et que c’est également son droit le plus strict de les détester. Si on me concède un avis strictement personnel, je trouve même que la misanthropie la plus basique est souvent une forme de lucidité et qu’elle a produit de nombreux chefs-d’œuvre. Alors qu’est-ce qui gêne profondément dans ces trois films ? Sans doute que les cinéastes se contentent d’une vision « noircie » de l’humanité plutôt que d’aller vraiment fouiller dans la pâte humaine. Ce qui prédomine ici, c’est une position de surplomb confortable qui permet aux auteurs de déverser leur bile sans se mouiller. Lorsque Mocky réalisait ses jeux de massacre, que Lars Von Trier explore les zones les plus obscures de la psyché humaine ou que Noé se cale sur les pas de son boucher atrabilaire dans Seul contre tous, leurs regards ne sont pas surplombants et ils n’offrent pas aux spectateurs la place confortable du petit flic moralisateur. Ils mettent les mains dans le cambouis et si leurs personnages sont d’abjects salauds, ils n’en demeurent pas moins profondément humains. Chez Östlund, Haneke et Lanthimos, on ne trouve que des pantins qui n’ont qu’une fonction : être épinglés et malmenés sans que cela remue quelque chose chez le spectateur complice. Au fond, on peut faire à ces cinéastes les mêmes griefs que Jean-Patrick Manchette exposaient à Pierre Siniac à propos de l’écrivain Hadley Chase : « J’ai l’impression d’avoir affaire à un auteur haineux, mais même pas vraiment haineux ou misanthrope (bien sûr la misanthropie (?) m’enchante chez Céline ou des gens comme ça), simplement produisant à la chaîne des bouquins haineux et brutaux parce que ça lui fait un bon revenu. »
Ce regard acariâtre et hautain sur une humanité bien méprisable se traduit également par une vision totalement sordide de l’enfance, comme si du haut de leur piédestal, ces cinéastes se plaisaient à souiller ce qui représente (souvent à tort, nous sommes d’accord) une forme d’innocence. Ce sont les deux gamines insupportables de Christian, le conservateur de The Square qui, par ailleurs, brutalise un gamin de banlieue qui vient lui réclamer des excuses. C’est la jeune héroïne de Happy End qui empoisonne son hamster, sa mère, qui tente de se suicider et qui n’hésitera pas à aider son grand-père lorsque celui-ci veut en finir avec l’existence. Enfin, c’est l’ado repoussant de Mise à mort du cerf sacré qui organise sa vengeance (de manière totalement factice car le film n’a aucune crédibilité) et un cinéaste qui n’hésite pas à faire du sacrifice d’un enfant une nécessité « métaphysique » pour rétablir une certaine idée de la justice.
On me dira que ces films sont des charges contre les élites, contre cette bourgeoisie hors-sol qui fait perdurer à sa manière l’esclavage (voir la manière dont est traitée la famille magrébine au service des Laurent dans Happy End, notamment lorsque Anne minimise la morsure de chien qu’a subie la petite fille et la console avec des chocolats. Le traitement de la scène est rigoureusement inverse à la subtilité qui animait Chabrol lorsqu’il s’intéressait aux rapports de classe dans le magnifique La Cérémonie), le paternalisme (le chirurgien de Mise à mort du cerf sacré qui offre une montre à l’ado qui a perdu son père) et une certaine mauvaise conscience « de gauche » dans The Square, notamment dans la scène de l’homme atteint du syndrome de la Tourette qui perturbe une conférence ou lorsque Christian tente de se racheter auprès du gamin de banlieue.
Sauf que dans leur traitement, ces trois œuvres adoptent les conventions d’un certain cinéma d’auteur « chic » et des dispositifs formels bien voyants qui permettront de recevoir honneurs et l’adoubement desdites élites culturelles visées. Si The Square est peut-être le moins antipathique des trois titres, c’est parce qu’Östlund adopte le ton de la comédie et de la satire. Grâce à Elisabeth Moss, seul personnage vraiment humain et un peu excentrique dans ce sinistre tableau, la première heure du récit n’est pas désagréable et malgré le caractère convenu de la charge (l’art contemporain a toujours bon dos), il faut bien admettre qu’on sourit parfois. Sauf que le film s’éternise et que lors de la fameuse scène de l’esclandre, le cinéaste montre son vrai visage : celui d’un « artiste » qui aimerait être trublion pour le simple plaisir de torturer et d’agresser tout en souhaitant, au fond, être adoubé par le milieu qu’il attaque (ça n’a pas manqué d’arriver puisqu’il a décroché la palme d’or à Cannes).
Chez Haneke, il y a aussi cette dichotomie caricaturale entre les images pauvres qu’enregistre la jeune Eve avec son portable (on notera aussi la parfaite artificialité du procédé et son caractère peu crédible puisque le cinéaste mêle ce qui croit être le langage adolescent – abréviation, « daronne » pour mère…- tout en lui faisant écrire des phrases sans la moindre faute) et son goût proverbial pour les mises en scène intimidantes (cadre au cordeau et étouffant, plan-séquence, hors-champ toujours signifiant…). Et ne parlons même pas de Lanthimos qui offre à sa fable confuse des habits de grandes pompes en singeant scolairement Kubrick (les longs travellings arrière dans les couloirs, les plongées étouffantes…) et en jouant de la musique classique comme contrepoint à ses images sordides.
Sans doute habités par une sorte de mauvaise conscience, ces trois cinéastes regardent « l’Autre » (le clochard, le migrant, le pauvre, l’exclu…) non pas comme des êtres humains mais comme le déclencheur d’un malaise (ces fameux esclandres) qui leur permettra de jouer sur les deux tableaux : à la fois « dénoncer » l’abjection des élites tout en ne montrant ceux qui en sont l’opposé que comme symboles abstraits de telle sorte que la boucle est parfaitement bouclée : des films parfaitement « bourgeois » contre la bourgeoisie. Ils obtiendront ainsi la reconnaissance des journalistes qui trouveront ces œuvres, au choix, « dérangeantes », « novatrices » ou « abrasives » (à vous de choisir l’épithète qui vous convient !).
Mais dans tout ce barnum, on ne trouvera aucune trace d’humanité et si peu (ou d’une manière si ostentatoire- Cf. Lanthimos-) de cinéma…