Pas de côté
Les 2 Alfred (2020) de et avec Bruno Podalydès et Denis Podalydès, Sandrine Kiberlain, Luana Bajrami, Vanessa Paradis
Porter un regard critique et décalé sur une modernité devenue folle et deshumanisante est l’un des grands ressorts du cinéma comique, de Chaplin (Les Temps modernes) à Kervern et Delépine (Effacer l’historique) en passant par Tati (Mon oncle et Playtime, surtout). Avec Les 2 Alfred, Podalydès s’inscrit dans cette (longue) tradition et porte un regard décapant sur l’immonde « Start-Up Nation », exaltée naguère par notre sinistre président, et l’absurdité d’un univers entièrement tourné vers le fric.
Alexandre (Denis Podalydès) est chômeur et récemment séparé d’avec sa femme. S’il veut sauver son couple, il doit prouver à son épouse qu’il peut retrouver un travail et s’occuper de leurs deux enfants en bas-âge. Il postule dans une start-up on ne peut plus branchée (bureaux en open space et qui font également salle de sport et de relaxation, objets connectés…) et est engagé pour un poste dont il ignore la finalité. Le seul hic, c’est que l’entreprise a pour devise « No Child » et qu’il est donc rigoureusement interdit pour les employés d’avoir une progéniture qui les empêchera de s’investir pleinement dans leur travail. De ce postulat naitront la plupart des quiproquos du récit puisque Alexandre va devoir inventer mensonges et stratagèmes pour combiner sa vie d’employé et de père de famille.
Par chance, il rencontre Arcimboldo (Bruno Podalydès), espèce de dilettante uberisé, qui vivote en adoptant toutes les petites combines que le monde connecté permet (conducteur, gardien d’entrepôt, vendeur sur e-bay…).
Avec un sujet pareil, Podalydès ne se prive pas de railler les travers de notre monde : à la fois le langage creux et boursoufflé du monde de l’entreprise (avec les anglicismes et les acronymes de rigueur) qui peine à masquer la vacuité abyssale d’une activité qui se limite à de la communication mais également notre dépendance (pour ne pas dire esclavage) à la technologie. Là encore, la confrontation de l’individu à des objets récalcitrants est l’une des grandes recettes de la comédie et Podalydès s’en donne à cœur joie avec les voitures autonomes, les montres connectées faisant des bruits bizarres aux moments les plus inopportuns, les drones et évidemment les portables avec quoi il faut composer lorsque leurs caméras sont en route… Les 2 Alfred regorge de moments désopilants où la folie technologique provoque des catastrophes ou presque : la géniale séquence de la réunion virtuelle où Alexandre doit éviter que ses enfants passent devant le smartphone (l’un d’eux choisit évidemment ce moment pour aller aux toilettes), les tentatives infructueuses pour ouvrir la voiture autonome grâce à la reconnaissance faciale…
Podalydès souligne également très bien la manière dont l’individu devenu son propre « patron » s’aliène lui-même, à l’image de Séverine (Sandrine Kiberlain), collègue « proactive » d’Alexandre qui frise à chaque instant la crise de nerfs ou encore ce chauffeur qui roule depuis 14 heures et qui menace de s’endormir au volant. Partant de ce constat très critique, le cinéaste aurait pu s’adonner à un cynisme de bon aloi, ce que n’évitait pas toujours Effacer l’historique de Kervern et Delépine. Si je cite ce film, c’est que les similitudes entre les deux sont parfois troublantes : même acteur (Denis Podalydès), même référence à la macronie (Dans Effacer l’historique, les personnages sont d’anciens Gilets jaunes tandis que dans Les 2 Alfred, Arcimboldo évoque son travail de « doublure de manifestants » : contre une commission, il se rend dans les cortèges –avec de beaux t-shirts floqués de slogans- et évite ainsi aux personnes les gaz lacrymogènes et les violences policières), mêmes gags autour d’objets qui se connectent au mauvais moment (un SMS qui s’affiche de manière incongru, un haut-parleur qui fonctionne au pire instant…) ou du chauffeur style Deliveroo qui arrive totalement exténué par sa course…
Mais Podalydès, en ne masquant rien des absurdités de notre monde, préfère à l’attaque frontale (à laquelle n’adhéreront que les convaincus par avance) une sorte d’anarchie douce consistant à tirer tout ce bric-à-brac du côté de la fantaisie et –surtout- de l’enfance. Les deux Alfred du titre sont deux peluches et c’est en jouets que Podalydès transforme tout cet attirail technologique. Ce sont d’ailleurs des jouets qui feront basculer le récit sur la fin. Des jouets qui permettent « d’humaniser » tout ce petit monde et de transformer d’affreux drones (symbole même d’une société vouée à la surveillance permanente) en de petits avions de combat qui s’affrontent dans un tournoi à la fois hilarant et enfantin.
D’une certaine manière, le cinéaste suit davantage les traces du méconnu Charley Bowers – alias Bricolo- que de Chaplin. Chez ce burlesque primitif, l’invention technologique aliène autant qu’elle permet l’expression d’une fantaisie débridée et quasi surréaliste (des arbres à chats, des œufs qui éclosent pour laisser échapper de petites automobiles car ils ont été chauffés près d’un moteur…). Sans être aussi délirant, Podalydès opte pour une fantaisie irréaliste à l’image de ces drôles d’objets volants, entre la soucoupe et l’enjoliveur, qu’Arcimboldo tente de récupérer comme des Pokémons où cette manière de ne reculer devant aucune invention improbable (Cf. Le magasin de bricolage de Bancs publics ou les pompes funèbres high-tech dans Adieu Berthe), à l’image de cette cigarette électronique géante ou de ces petits robots avec écran et caméra intégrés.
Plutôt que de dénoncer la folle marche du monde, Bruno Podalydès préfère en rire et adopter la stratégie du pas de côté. Et de porter sur la technologie un regard vagabond et rieur : celui de l’éternel enfant qui préfèrera toujours le jeu et la fantaisie au travail et à la rentabilité.