Soupçons
Le violent (In a lonely place) de Nicholas Ray (1950) avec Humphrey Bogart, Gloria Grahame
Dites-moi : Jessica Alba, les meilleurs films des années 90 et les nanars italiens, c’est bien gentil mais ça fait une éternité que je ne vous ai pas parlé de « classiques », de ces films hollywoodiens de la grande époque dans lesquels on a plaisir à aller se ressourcer.
Bonne nouvelle : Cinécinéma Classic annonce pour cette année une « intégrale » Nicholas Ray. Voilà donc une bonne occasion, même si un semblant de vie sociale m’a privé de voir les premiers titres diffusés, de découvrir l’œuvre d’un génie du septième art que je connais finalement assez peu (en dehors du fameux La fureur de vivre et de quelques films dont le sublime Les amants de la nuit).
Bogart incarne dans le violent un scénariste hollywoodien désabusé et marginalisé au sein de la profession. Atteint par de brusques accès de colère qui le poussent à recourir volontiers à la brutalité, Dix (c’est son nom) est soupçonné du meurtre d’une jeune fille qu’il a fait venir, un soir, chez lui…
Ce crime non élucidé n’est en fait qu’un prétexte pour le cinéaste et son véritable sujet s’avère vite être le couple. Dix tombe, en effet, amoureux de sa jeune et jolie voisine Laurel (la troublante Gloria Grahame). Ils commencent par couler des jours heureux jusqu’au jour où le poison du soupçon vient troubler la tranquillité et les sentiments de Laurel… On pense alors au film d’Hitchcock intitulé Soupçons, faux polar qui sous le voile du suspense dissimule une véritable réflexion sur le couple et l’idée qu’on ne connaît finalement jamais totalement l’Autre, qu’il ne peut y avoir de parfaite unité au sein d’un couple.
Le film de Ray est d’autant plus troublant que Gloria Grahame était alors sa femme et qu’ils n’allaient pas tarder à divorcer. Tout le film peut alors être vu comme une douloureuse confession du cinéaste et comme un dernier hommage à un amour vaincu.
De ce point de vue, la conclusion très noire du film est assez déchirante.
Mais même si l’on ignore tout de ces anecdotes relevant de la vie privée du cinéaste et de sa comédienne, le film est passionnant dans la mesure où Ray offre à ses personnages une véritable épaisseur.
Son scénariste violent lui permet de porter un regard ironique sur les milieux du cinéma, panier de crabes où seuls quelques marginaux trouvent grâce aux yeux de Dix (ce comédien poivrot qu’il appelle « le Tragédien », son impresario gaffeur…). Mais il lui permet aussi d’offrir à Bogart un rôle extrêmement complexe et ambigu. Et c’est peu dire que le grand comédien excelle à peaufiner toutes les facettes de ce personnage, terrifiant lorsque le sang lui monte à la tête et émouvant lorsqu’il se retrouve comme prostré face à l’amour qui l’envahit. Bogart incarne ici un personnage à la James Mason (j’ai souvent pensé à un autre film plus tardif de Ray : Derrière le miroir) : quelqu’un d’à la fois fragile et violent, de sensible (il dédommage toujours ses « victimes ») et d’impitoyable. Par un simple petit tremblement de lèvres ou un regard qui soudain se ferme, l’acteur parvient à suggérer ces accès de folie qui l’envahissent soudainement. Et le cinéaste de regarder en face les gouffres qui se blottissent au cœur de l’âme humaine et qui risquent de précipiter l’individu dans l’abîme à chaque instant.
Films de personnages avant tout, le violent est mis en scène de manière tout à fait classique ce qui ne le préserve pas d’une certaine beauté même si on a vu films plus inventifs et plus flamboyants. Par sa topographie (le film se déroule en grande partie dans la maison du scénariste), il pourrait s’agir d’un film assez théâtral. Mais grâce à sa caméra, Ray est parvenu à donner de la chair à des personnages multidimensionnels.
Et c’est en ce sens qu’il a réussi son pari…