La ligne générale (1929) de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein

 

 

 

En cette période où un léger souffle vivifiant de révolte et de sédition s’empare enfin de la France, où l’on commence à comprendre que le monde pourri que le MEDEF et les technocrates nous promettent n’est pas une fatalité et que l’avenir ne dépend que de nous ; je me suis replongé dans les tempêtes révolutionnaires du passé en regardant La ligne générale afin d’y puiser quelques éventuels enseignements. Las ! autant Le cuirassé Potemkine séduit toujours autant, en dépit de son léninisme primaire, par son lyrisme subversif; autant cette Ligne générale est le modèle type de ce qu’une minorité bureaucratique (les bolcheviques) peut faire pour confisquer la Révolution.

Derrière son aspect documentaire jetant la lumière sur le quotidien d’un sovkhoze en URSS, le film est en fait un long cours (2 heures) de catéchisme stalinien où Eisenstein montre les bienfaits de la collectivisation, fait l’apologie de la mécanisation, du progrès technique et prône le rapprochement entre les villes et les campagnes. Il s’agit en effet d’évangéliser des paysans qui ne furent pas forcément (c’est le moins que l’on puisse dire !) acquis à la cause de la Révolution (n’oublions pas que c’est cette ordure de Lénine et son sinistre sbire Trotski qui matèrent violemment la splendide insurrection des paysans d’Ukraine emmenée par le leader anarchiste Nestor Makhno. Gloire à la mémoire de ces véritables révolutionnaires qui combattirent aussi valeureusement contre les rouges que contre les blancs de Denikine !).

D’un côté, vous avez des bouseux analphabètes, cupides et égoïstes sans aucun sens de l’organisation, des curés menteurs (ils croient plus en leur baromètre qu’en leur Dieu pour conjurer une sécheresse) et de l’autre, de bons ouvriers qui vont leur déciller les yeux en leur chantant les cantiques de la mise en commun des biens, de la fondation d’une coopérative et de l’adoption sans rechigner de la doxa du parti.

Pardon pour le crime de lèse-majesté mais, de la découverte de l’écrémeuse (c’est le progrès que t’apporte le parti, mon gars !) à l’achat du tracteur (où est enfin un peu effleuré le problème de la pesanteur bureaucratique et de la « dictature du secrétariat ») , tout cela est plutôt ennuyeux et j’avoue que la conscientisation des paysans soviétiques ne m’enthousiasme ni me concerne outre mesure.   

 

 

 

Ce qui frappe surtout dans la ligne générale, c’est cette foi inébranlable (qui en devient presque touchante dans son immense naïveté) que manifeste Eisenstein dans le progrès et le parti (les deux étant évidemment liés).  Comme le dit fort justement Manchette, c’est chez ce cinéaste que « se manifeste de la façon la plus aiguë la répression du négatif ». En adhérant sans restriction à la « ligne générale » de l’idéologie communiste (du moins, jusqu’à Ivan le terrible) , Eisenstein ne peut même pas envisager ce qu’il y a de déjà vicié dans la Révolution de 1917. « Il n’est pas étonnant que le cinéaste bureaucrate, ne voulant voir que le positif partout, fasse porter sa critique presque exclusivement sur la nourriture (la viande de Potemkine, mais aussi le bétail, les produits laitiers et les céréales de La ligne générale), et d’autre part sur le mensonge (les curés omniprésents à quoi s’opposent les bolcheviks qui disent vrai). »1

Tout cela se manifeste par un optimiste béat et une propagande transparente en faveur de la bonne parole du prophète Lénine (j’utilise à dessein ce vocabulaire religieux puisque son portrait est montré tel une icône).

 

 

 

Un tel panorama pourrait vous laisser entendre que je déteste ce film et qu’il n’a aucun intérêt. D’un certain point de vue, j’aurais aimé que ce fusse le cas tant il me déplait intellectuellement. Malheureusement, nul ne peut nier qu’Eisenstein est un immense cinéaste et que ses mises en scène sont de purs morceaux de bravoure. On n’atteint pas ici les sommets du Cuirassé Potemkine ou d’Ivan le terrible mais il est difficile de fermer les yeux sur un montage assez époustouflant, sur un art du gros plan à nul autre pareil qui font des films d’Eisenstein à la fois des tableaux (dans le cadre, la lumière, l’échelle des plans…) et des symphonies musicales (le rythme du montage qui épouse celui des pistons des machines…) . Dommage que le cinéaste mette cette fois son lyrisme au service des taureaux et des tracteurs !

 

 

 

Avec ces avis contradictoires, vous voilà bien avancés ! Faut-il voir oui ou non la ligne générale ? allez-vous me demander. Eh bien je dirais qu’il faut le voir comme on peut le faire d’une cathédrale, d’une mosquée ou d’une synagogue :  à savoir d’un point de vue purement esthétique, en admirant les formes architecturales et en oubliant toutes les saloperies commises à l’ombre de ces monuments par toutes ces religions (y compris la religion communiste !).

 

 

 



1 Jean-Patrick Manchette. Les yeux de la momie. Rivages/écrits noirs

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