Orlof et les classiques (V)
Stromboli (1949) de Roberto Rossellini avec Ingrid Bergman
LE PREMIER DISCIPLE. Maître, voyez-vous un inconvénient à nous parler de Rossellini ?
LE MAITRE. Vous voulez encore que nous évoquions cette question insoluble et ambiguë du réalisme au cinéma ?
LE DEUXIEME DISCIPLE. Nous savons que ce n’est guère votre tasse de thé…
LE PREMIER DISCIPLE. J’ai cependant ouï-dire que Stromboli était votre film préféré de Rossellini…
LE MAITRE. Je ne les ai pas tous vu, loin s’en faut, mais c’est un fait…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? ce film serait-il moins « réaliste » que les autres ?
LE MAITRE. J’aimerais d’abord, si possible, vous rappelez que je n’ai rien contre le « réalisme ». J’estime simplement que le Réel ne se donne pas à voir en se contentant de laisser tourner une caméra. C’est la mise en scène (le geste artistique, si vous voulez) qui doit permettre de reconstruire cette réalité. En ce sens, je n’aurai jamais l’idée de minimiser l’importance du néo-réalisme italien dans la mesure où, à partir d’une situation historique donnée, des cinéastes ont inventé une forme en parfaite adéquation avec ce qu’ils devaient montrer. Ils échappaient ainsi aux travers de ceux qui réduisent le réel à une collection de banalités psychologiques, sociologiques ou idéologiques. D’un autre côté, si des films comme Rome, ville ouverte et Allemagne, année zéro m’intéressent sans me transporter ; c’est qu’ils ne « décollent » pas de leur époque et épousent l’effort de reconstruction menée par la démocratie chrétienne. Ce sont des films sur l’Italie (et à vrai dire, je me moque des films « généraux » sur un pays) alors que Stromboli est bien plus : c’est un film sur un couple.
LE PREMIER DISCIPLE. Vous pensez que le cinéaste projette, dans cette histoire d’une réfugiée lituanienne épousant un pécheur italien pour échapper au camp d’internement, l’image de sa propre relation amoureuse avec Ingrid Bergman ?
LE MAITRE. Bien entendu ! Et le deuxième point fort du film, c’est justement la présence de la star hollywoodienne dans cet univers fruste. Rossellini introduit une altérité très forte et met en danger à la fois l’actrice (qui, comme l’héroïne, abandonne toute son aura pour s’enterrer sur l’île volcanique, peuplée de petites gens) et son propre système en confrontant le symbole même de la sophistication frivole (l’étoile hollywoodienne) à l’âpreté de son réalisme et d’un paysage nu et hostile.
LE DEUXIEME DISCIPLE. Il est vrai que l’Amérique ne pardonnera pas à son actrice de l’avoir trahie pour rejoindre l’Europe. Le film sera d’ailleurs un gros échec public…
LE MAITRE. Et il est hanté par cette idée d’échec. Dès son arrivée sur l’île, Ingrid Bergman ne désire qu’une chose : s’enfuir. Et c’est là qu’on voit que le « réalisme » ne consiste pas à filmer l’anniversaire du petit-neveu avec un caméscope mais nécessite une mise en scène. Voyez la manière dont Rossellini utilise les décors naturels, l’architecture du bourg pour enfermer Bergman. En plongée, il la regarde s’agiter à travers de petites ruelles comme un animal affolé se cognant à toutes les cloisons. Même chose pour l’une des séquences les plus fameuses du film : la pêche du thon…
LE PREMIER DISCIPLE. La scène est atroce ! je veux dire, elle est d’une force rare mais elle est quasiment insoutenable…
LE MAITRE . Et pourquoi ? parce que Rossellini ne se contente pas d’un intermède « documentaire » pour ajouter un surcroît de réalisme à son film. Cette séquence est amenée très logiquement par la mise en scène et correspond avant tout à une vision du monde. Quelques temps avant, le cinéaste l’annonçait lorsque Antonio (le mari de Bergman) montrait à sa femme comment un furet s’y prenait pour attaquer un petit lapin. La cruauté de la scène bouleversait la femme en lui révélant les dures lois de la nature : manger ou être manger. A Stromboli , les hommes doivent lutter contre les risques naturels (le volcan) et la misère et se comportent finalement comme des prédateurs et renvoient l’humanité à son animalité primitive. La violence de cette scène de pêche renvoie également à la violence que subit cette femme depuis son arrivée sur l’île : violence des conditions de vie très sommaires mais aussi violence des habitants qui la toisent et la rejettent pour tout ce qu’elle représente…
LE PREMIER DISCIPLE. Cette scène est également une étape importante de l’itinéraire spirituel de l’héroïne. Elle correspond à ce moment où elle se sent abandonnée de Dieu, confrontée à la bestialité la plus primitive de l’espèce humaine…
LE MAITRE. C’est vrai. Difficile en effet de nier l’importance de la dimension religieuse du film. L’autre moment fameux (et tout bonnement sublime) est le final où Bergman escalade le volcan. C’est véritablement la montée au calvaire…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Nous nous demandions d’ailleurs, maître, comment vous pouviez supporter cette dimension mystique, vous qui vous réclamez d’avantage du Traité d’athéologie de Michel Onfray ?
LE MAITRE. Hum ! tant que la religion n’est pas un rituel creux et suranné ni un cache-sexe à la morale la plus rétrograde (celle que représente les affreuses bigotes en noir du film, tout juste bonnes à leurs prières vides, formatées et à juger autrui), je suis relativement tolérant. Regardez bien le parcours de l’héroïne qui passe par le désespoir le plus profond lorsque les exhalations méphitiques du volcan se mêlent à la fatigue de sa course. Regardez l’âpreté des éléments déchaînés et la violence de cette nature où tout semble désespérément vide. Cette vision noire me fait plutôt penser à celle développée par les grands auteurs catholiques n’ayant rien de sulpiciens (Bloy, Bernanos…). Face au chaos, aux supplications dans le néant (les cris déchirants d’Ingrid Bergman, dont cet inoubliable « O my God ! ») , Rossellini fait le choix (le pari ?) de Dieu lorsqu’au petit matin, la jeune femme contemple la beauté et l’harmonie de cette nature. C’est un choix, ce n’est pas le mien mais je le respecte. Je constate seulement que Rossellini nous offre un plan magnifique de son actrice au réveil qui me laisse libre de penser qu’il place sa foi surtout en l’Amour. Qu’il associe Dieu à cet amour qui transpire de tous les plans, c’est son problème mais il faudrait être aveugle pour en nier la grande beauté…
à suivre…