La vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955) de Luis Buñuel avec Ernesto Alonso



Pour rebondir sur une discussion que nous avons eue il y a peu sur le rôle de la musique dans les films, il faudrait débuter cette note en soulignant l'importance du leitmotiv musical de La vie criminelle d'Archibald de la Cruz.

Persuadé depuis l'enfance qu'il possède la faculté de tuer uniquement par la volonté, Archibald associe son « pouvoir » à la ritournelle d'une boite à musique. Comme celle du tueur de M le maudit, la petite phrase musicale lancinante revient et prévient alors chaque mort. Buñuel s'amuse d'ailleurs à jouer sur le caractère totalement anodin de la mélodie (plutôt guillerette) et les conséquences tragiques qu'elle est censée avoir.

Dans son autobiographie Mon dernier soupir, le cinéaste n'évoque (malheureusement) qu'une seule anecdote à propos de ce film. Elle n'a d'ailleurs rien de drôle puisqu'il rappelle que l'actrice Miroslava Stern, dont Archibald brûle le mannequin à son effigie, s'est suicidée quelques temps après le tournage (pour un chagrin d'amour) et fut...incinérée ! Comme si la volonté d'Archibald avait réussi à se prolonger dans la vie réelle (voilà une coïncidence parfaitement buñuelienne !).

Dommage que le cinéaste n'insiste pas plus sur ce film car il s'agit incontestablement d'une de ses (nombreuses) grandes réussites. La question qui structure le récit est la suivante : est-t-on coupable d'avoir souhaité la mort de quelqu'un ? La question hante Archibald puisqu'il est persuadé depuis l'enfance de pouvoir provoquer la mort par un simple effet de sa volonté (sa gouvernante a été tuée par une balle perdue lorsqu'il a ouvert la boite à musique).

Avec beaucoup d'ironie, Buñuel joue sur le contraste entre les instincts de mort de son « héros » et les conséquences qui relèvent soit du hasard (un suicide, un amant jaloux meurtrier qui se substituent à lui pour provoquer la mort), soit de l'escamotage pur (le mannequin brûlé à la place de la femme).

Archibald est un héros typiquement buñuelien, à la fois obsessionnel et fétichiste, incapable d'offrir à ses désirs une emprise sur le monde. Lorsque meurt la gouvernante, le cinéaste nous offre un plan (un de ceux dont il se régale !) sur le corps de la jeune femme à terre, la jupe retroussée laissant apparaître le haut de ses bas (si j'ose dire !). Le jeune homme fait alors l'expérience conjointe de la mort et du désir. Par la suite, ce désir morbide commandera toutes ses actions  jusqu'à l'obsession.

Comme beaucoup de personnage du cinéaste, Archibald est quelqu'un de « frustré ». Comme l'oncle de Viridiana ou le personnage principal de Cet obscur objet du désir, les jeunes femmes ne cessent de se dérober à ses avances. L'ironie du maître est de doubler ce désir sexuel de pulsions de mort : les femmes qu'il désire posséder, il désire également les tuer mais les manque inévitablement. Et Buñuel de décliner avec jubilation tout un tas de fétiches qui offrent à Archibald un moyen d'assouvir ses désirs par substitution (la séquence avec le mannequin, qu'il habille à sa guise et qu'il traîne à terre - ce qui lui fait perdre une jambe comme Catherine Deneuve dans Tristana- est irrésistible). 

L'angoisse du héros buñuelien, c'est que son désir n'a aucune prise sur une réalité du monde qui ne cesse de se dérober. Dépourvu du moindre pouvoir, Archibald se rend à la police et s'accuse de crimes qu'il n'a pas commis (Chabrol reprendra un peu cette thématique dans le trop méconnu Juste avant la nuit où un vrai coupable veut se dénoncer mais sans y parvenir car son entourage l'en dissuade sans arrêt).

Comme le héros jaloux de l'excellent El, les morts dont il s'imagine coupable ne sont que le fruit de son imagination et de son obsession. Et le policier de lui répondre une phrase qu'il serait bon de répéter aujourd'hui : « la pensée n'est pas délinquante ». Rien de criminel, donc, dans cet esprit qui se plaît à imaginer les crimes les plus sanglants ; pas plus que dans les films de celui qui se plaît à les mettre en scène.

La vie criminelle d'Archibald de la Cruz joue d'ailleurs sur cette dichotomie entre le pouvoir de l'imagination (qui peut tout) et le mystère d'une réalité qui nous échappe. D'où l'humour très noir qui nimbe ce film où le cinéaste s'amuse également à railler les tenants de la morale traditionnelle et d'une vision simpliste du monde (la délicieuse scène du mariage où Don Luis se moque royalement de l'union incestueuse du sabre et du goupillon en montrant des personnages peu reluisants exaltant le sacrement du mariage et « l'émotion patriotique » !).

Le cinéaste a fort bien compris que le monde était autrement mystérieux, retors et opaque.

Il nous le montre avec drôlerie et maestria.

On se régale...


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