L'art du camouflage
Inside man (2006) de Spike Lee avec Denzel Washington, Clive Owen, Willem Dafoe, Jodie Foster
Je serais bien embêté si vous me demandiez de me situer par rapport au cinéma de Spike Lee. D’une part, j’avoue avoir bien aimé ses premiers films (Nola Darling n’en fait qu’à sa tête en particulier) mais d’autre part, Malcom X (une réussite) est le dernier des Spike Lee que je connaissais, ce qui nous fait remonter, mine de rien, à plus de 10 ans. Or si l’on en croit la critique (mais faut-il croire les critiques ?), l’œuvre qu’il a réalisée durant ce laps de temps n’aurait rien d’inoubliable. Ca reste à vérifier car la découverte d’Inside man fut une heureuse surprise pour moi qui y allait, je le confesse, un peu à reculons.
Spike Lee s’inscrit cette fois totalement dans les rails d’un genre ultra-balisé : le film de braquage. Quatre individus déguisés en peintres en bâtiment pénètrent dans une grande banque new-yorkaise et s’apprêtent à commettre le hold-up parfait.
Neutralisation du système de surveillance vidéo, prise d’otages et négociation avec l’extérieur (l’affaire est prise en main par un flic noir incarné par l’impérial Denzel Washington) : tous les ingrédients du genre sont là et agencés avec une maestria qui captive le spectateur le plus rétif dès les premiers instants.
Je parle de spectateur rétif car lors d’une des premières séquences (l’arrivée de la police autour de la banque), Lee succombe à quelques afféteries stylistiques désagréables. Je ne sais pas si c’est le type de caméra utilisée (vidéo ?) ou le montage mais en tout cas, ça pue le numérique à plein nez et c’est très laid (pas cadré, expédié en quelques minutes). La scène passée, on retrouve la maîtrise du cinéaste : découpage classique mais nerveux, utilisation ingénieuse de l’espace clos de la banque, intelligence de la construction dramatique… Le rythme ne faiblit pas et le film regorge de bonnes idées.
La principale (et c’est la seule que je vous dévoilerai afin de ne pas gâter le plaisir de la découverte), c’est que les braqueurs déguisent tous les otages de la même manière qu’eux. Si bien que derrière leurs combinaisons, leurs masques et leurs lunettes ; il devient vite impossible d’identifier les victimes et les coupables. Ce brouillage des cartes peut bien évidemment se lire d’une manière « politique » (sans trop verser dans le délire interprétatif).
Autrefois, l’Amérique fantasmait sur un danger venu exclusivement de l’extérieur (extra-terrestres symbolisant les communistes, crainte de l’Autre…). Désormais, le ver est dans le fruit et le danger vient de l’intérieur. Derrière chaque citoyen lambda présent dans la banque peut se cacher celui qui sème la zizanie. L’idée est intéressante et Spike Lee en fait l’enjeu principal d’Inside man.
Mais « l’homme de l’intérieur », c’est aussi le cinéaste lui-même. Pour une fois, il travaille dans le système (film de genre, casting prestigieux –Foster, Dafoe…-) et sort de son image de cinéaste indépendant et engagé. Mais de cette position inédite pour lui, Spike Lee continue à glisser une véritable critique contre l’Amérique d’aujourd’hui et sa paranoïa sécuritaire. Je dirai même que le genre lui sied bien car en rusant, le cinéaste se révèle moins caricatural et manichéen que dans certains de ses films.
Avec un certain recul ironique (le film est parfois très drôle), Lee nous montre une Amérique xénophobe et soupçonneuse vis à vis de tout faciès suspect (les policiers incapables de faire la différence entre un Sikh et un militant d’Al-Quaida !), obsédée par l’idée du terrorisme et désormais incapable de plier le Réel pour le faire rentrer dans les cases basiques du Bien et du Mal.
C’est là le mérite de Lee : brouiller les cartes, jeter du flou sur les certitudes… Sans dévoiler les tenants et aboutissants du récit, il s’avère que les « méchants » ne sont pas forcément ceux que l’on croit et que les vrais ennemis de l’Amérique ne sont peut-être que ces grands capitalistes qui instrumentalisent les peurs et qui se sont enrichis grâce au sang versé dans le passé. Par son côté démystificateur, Inside man rejoint les grands films de l’an passé (Caché, A history of violence, Match point…) qui montraient avec une rare acuité les secrets honteux sur lesquels se bâtissent les fortunes et les civilisations.
Si j’avais un petit reproche à adresser à ce film qui dure 2 heures 10, c’est qu’il aurait gagné à être raccourci d’une petite demi-heure (ça finit par traîner un peu sur la fin). A part ça, c’est un très bon film de genre qui se permet d’être intelligent en plus d’être brillant.
Nous n’allons pas bouder notre plaisir…