Les belles endormies
Qui a tué Bambi ? (2003) de Gilles Marchand avec Laurent Lucas, Sophie Quinton, Catherine Jacob
Qui a tué Bambi ? est le premier long-métrage de Gilles Marchand, plus connu comme scénariste de Laurent Cantet (Ressources humaines) et de Dominik Moll (Harry, un ami qui vous veut du bien, Lemming). Si le personnage nous est sympathique, c’est parce qu’il tente tant bien que mal de sortir le cinéma français d’un certain naturalisme étriqué, de son goût pour la psychologie pour le pousser dans des zones plus sombres, plus inquiétantes, à la limite du fantastique. Le problème, on ne cesse de vous le répéter, c’est qu’un film n’est pas l’illustration d’un scénario et, aussi habile soit-il, il ne sera pas bon s’il n’a pas de style, s’il n’est pas mis en scène. C’est ce que je reprochais à Lemming, film raté malgré un scénario assez astucieux. Qu’en est-il de Qui a tué Bambi ?
Première bonne idée de Marchand : situer le cadre de son film dans un hôpital. Bonne idée de scénario puisque ce lieu est propice à tous les fantasmes, à l’exacerbation de toutes les peurs (la mort rôde toujours dans ces blocs opératoires) et de tous les désirs. On se souvient d’ailleurs de The kingdom, la merveilleuse série qu’imagina Lars Von Trier où le cinéaste danois explorait toutes les ressources de son décor hospitalier. Bonne idée également de mise en scène car Marchand filme bien le lieu. Avec ses lents travellings avant dans de longs couloirs blancs, cette glaciation clinique qu’amène l’absence de couleur et ce ballet de personnages fantomatiques qui hantent les recoins de l’hôpital (observez comme Laurent Lucas apparaît pratiquement tout le temps dans la profondeur de champ) ; le cinéaste parvient à créer une atmosphère oppressante et assez inquiétante.
De quoi est-il question ? D’une jeune infirmière, Isabelle (Sophie Quinton, parfaite), qui effectue son stage dans un hôpital où agit un médecin inquiétant (Laurent Lucas). En effet, ce docteur Philippe anesthésie les plus jolies de ses patientes pour abuser d’elles la nuit venue. Mais n’est-ce pas l’effet des troubles que ressent la jeune femme atteinte du syndrome de Cooper (une malformation dans l’oreille interne qui provoque des vertiges et des évanouissements) ?
Une scène résume assez bien l’enjeu du film. Le docteur Philippe demande à Isabelle, lors d’une soirée en boite de nuit, de deviner le rêve qu’il a fait. Pour cela, elle doit lui poser des questions auxquelles il n’est possible de répondre que par oui ou non. La jeune fille s’exécute et finit par se rendre compte que ce rêve n’existe pas, qu’elle est en train d’inventer elle-même par ses questions un récit que le docteur n’étaye que par un truc ludique (répondre « oui » si la question se termine par une voyelle, « non » si c’est par une consonne). Qu’en est-il des actes du docteur ? sont-ils réels ou simplement le fruit de l’imagination d’une jeune femme qui a pour cette homme des sentiments contradictoires où se mêlent la peur et le désir ?
Marchand joue sur cette ambiguïté et se révèle assez fort pour faire déraper son film aux confins de l’étrange, pour préserver une certaine opacité et ne pas démêler le réel du surnaturel. On sent une influence indéniable de David Lynch (par l’utilisation du son ou lors de cette scène de boite de nuit qui rappelle Twin Peaks). Malheureusement, le film reste encore un peu trop chevillé à son scénario (contrairement à Lynch dont la suprême liberté de mise en scène ne lasse pas d’époustoufler). Les actes du docteur Philippe sont souvent filmés de manière explicite sauf lors d’ellipses très habiles (lorsque Isabelle est elle même la future opérée). De même, si Marchand parvient à installer très vite un climat inquiétant et étouffant, il peine ensuite à retomber sur ses pieds et la résolution du film est un peu décevante, hésitant entre deux partis-pris (tout expliciter et laisser planer une ambiguïté).
Ces petites réserves faites, le film est assez passionnant et mérite le détour. J’ai été parfois assez sévère avec Laurent Lucas dont la réserve ne supporte pas les films médiocres (Cf. Calvaire) mais bien dirigé comme ici, il est extraordinaire. J’ai rarement vu une présence qui foute autant les jetons , monolithe qui laisse transparaître toutes les perversions et les pires abominations sans les rendre explicites. C’est très fort ! Marchand le filme comme une ombre omniprésente et menaçante (il se cache toujours derrière des rideaux ou des recoins sombres, apparaît après que l’image ait été floue…).
Encore un peu trop timoré pour oser s’aventurer un peu plus loin que son script, Qui a tué Bambi ? marque néanmoins la naissance d’un cinéaste à suivre et dont on espère que la suite confirmera les belles promesses de ce premier essai…